Il y a des questions qui me mobilisent plus que d’autres. Parfois, cela peut paraître anodin, mais si l’on s’attache à étudier le fond du problème, il y a alors beaucoup à penser et à dire. Le pain, de par ses nombreux enjeux et implications, ne manque pas de susciter nombre de débats et d’interrogations sur la place qu’il doit occuper, la façon dont on doit le « traiter »…
… ou même le distribuer. En cela, la question de la livraison du pain me paraît devoir être posée. En effet, comme j’avais déjà eu l’occasion de le souligner ici, ce n’est pas une marchandise comme les autres, et ce sur bien des aspects. Tout d’abord en terme de conservation, puisque beaucoup de pains ne se gardent pas plus de quelques heures. Dès lors, avec la logistique à mettre en oeuvre pour parvenir à organiser des livraisons, les produits auraient bien du mal à offrir les qualités qu’ils présentent lorsqu’ils sont frais : croûtes craquantes, mies fraiches… et cela est tout bonnement essentiel lorsqu’il s’agit de baguettes.
Ensuite, vient la question de la pertinence de la livraison vis à vis du coût engendré par celle-ci. Il faudrait envisager un volume minimal d’achat que l’on aurait alors bien du mal à concevoir : qui a envie d’acheter 10 baguettes, même si elles sont excellentes ? Bien sûr, la question ne se pose pas dès lors qu’il s’agit d’entreprises, de collectivités ou d’hôtels : leur proposer un tel service permet de sortir des surgelés et autres produits industriels que l’on retrouve trop souvent. Forcément, c’est assez pratique pour eux : il leur suffit de cuire les quantités désirées, en limitant les pertes. Pour autant, la saveur et la qualité ne sont pas toujours au rendez-vous, de plus, cela ne participe pas à l’activité économique du secteur, alors que cela représente une belle opportunité de créer un « cercle vertueux » entre entreprises proches.
Revenons-en à la livraison aux particuliers. Ce qui me pose problème, en définitive, c’est aussi que cela aura pour effet direct de favoriser uniquement quelques artisans « sélectionnés ». Certes, ils ne manquent pas de qualité, mais l’intérêt collectif voudrait que l’ensemble des boulangers proposent des produits savoureux, et de cette façon le goût du bon pain serait accessible à tous, pas seulement à une petite catégorie de personnes disposant des moyens nécessaires pour être livrés. Le pain doit toujours garder sa valeur de produit « universel », dont tout le monde peut profiter sans considération de revenu. Malheureusement, cela peine déjà à être le cas, alors n’en rajoutons pas.
Cependant, livrer le « bon pain » de quelques artisans réputés pourrait presque revêtir un caractère écologique, puisque cela limiterait les déplacements réalisés par les amateurs de leurs produits, déplacements qui ont pour la plupart un coût énergétique et ont donc tendance à présenter un bilan carbone plutôt négatif. Regrouper de cette façon les flux liés à cet attrait serait donc bien plus rationnel, mais on perd de cette façon le côté « rare » et presque précieux de cet artisan, ce qui rend au final ses produits encore plus exceptionnels, dans le sens qu’ils sont dégustés avec plaisir, ils ne relèvent pas du simple quotidien. Le temps et la complexité parviennent à donner plus de saveur aux choses.
Bien entendu, il ne faudrait pas négliger l’aspect social et la perte de relations avec l’extérieur que cela engendre. Aller acheter son pain n’est pas un acte isolé, il créé forcément des interactions avec le reste du monde : c’est une opportunité d’échanger et de rencontrer d’autres personnes, de partager un sourire, quelques mots, des conseils… juste des instants de vie, saisis au vol. Ce sont les plus beaux, car les plus simples. J’aime cette vie dans la boulangerie, et je ne conçois pas mes journées ni mon pain sans tout cela. C’est un ensemble : du goût, mais aussi beaucoup d’humain. Si on fait le choix de se faire livrer le pain, le seul rapport humain que l’on entretient sera avec le livreur… un peu limité. Cela ne laisse pas beaucoup de place à l’inattendu, aux découvertes.
Difficile d’avoir un avis tranché sur la question, dans tous les cas. Vous, qu’en pensez-vous ?