S’il y a bien un aveu que je dois faire, c’est celui de ne pas lire ni avoir lu beaucoup de livres dans mon existence. Peut-être est-ce par fainéantise, par envie d’aller toujours vite, trop vite, … ou bien par volonté d’affirmer une totale liberté d’esprit et de conscience, pour échapper un peu au bruit généré par toutes ces pensées tantôt concordantes ou discordantes, pour éviter de poser trop vite des mots sur le monde et les situations que je rencontre. C’est sans doute pour ça que je n’aime pas les dictionnaires. Peu importe leur taille, ils réduisent en quelques mots la définition de termes mouvants, changeants, vivants. Voilà pour moi le fond du problème : les choses ne se définissent pas de façon certaine, elles se vivent.
D’ailleurs, on ne trouve pas de véritable définition d’artisan boulanger dans de tels ouvrages. « Boulanger » ? « Personne qui fabrique ou vend du pain » selon le Larousse. « Artisan » ? « Personne qui pratique un métier manuel selon des normes traditionnelles. »
J’avoue que je ne trouve rien dans tout cela qui corresponde vraiment à l’idée que je me fais d’un artisan boulanger aujourd’hui. Cette appellation a été tellement maltraitée et galvaudée qu’il conviendrait de lui redonner du sens, et d’empêcher son utilisation abusive. Plus que chercher à définir quoi que ce soit, je voudrais simplement plaider pour une véritable prise de conscience de l’importance des mots et du fait que nous devrions songer à pousser le législateur à remettre de l’ordre dans les appellations que certains s’octroient abusivement.
Etre Artisan Boulanger, c’est… pétrir et cuire le pain sur place.
Les chaines de boulangerie ont bien compris comment tourner la législation à leur avantage en mettant en avant leur titre d' »artisan boulanger ».
Depuis le 25 mai 1998, date à laquelle est parue la loi Raffarin, l’appellation d’artisan boulanger est réglementée en France. Elle précise en effet que « seuls les professionnels qui assurent eux-mêmes à partir de matières premières choisies, le pétrissage de la pâte, sa fermentation et sa mise en forme ainsi que la cuisson du pain sur le lieu de vente au consommateur peuvent utiliser l’appellation de » boulanger » et l’enseigne commerciale de » boulangerie « . »
C’est à la fois une bonne et une mauvaise chose : en effet, c’est sur ce texte que s’appuient de grandes chaines de boulangerie pour utiliser cette fameuse appellation. Il se limite à traiter le sujet du pain (sans s’intéresser d’ailleurs à la façon dont il est produit et au savoir-faire mis en oeuvre) or c’est bien loin d’être suffisant : qu’en est-il de la viennoiserie, de la pâtisserie et de tous les autres produits, sucrés ou salés ?
Etre Artisan Boulanger, c’est… proposer des produits 100% maison.
La vie n’est pas un libre-service : on ne prend pas ce qui nous arrange pour laisser les contraintes de côté. Quand on choisit de se lancer dans une voie, il faut assumer jusqu’au bout et ne pas trahir la confiance de ceux à qui l’on s’adresse. C’est précisément le cas quand des « artisans » vendent des produits industriels à leurs clients sans leur notifier. Cela touche aussi bien à la viennoiserie, à la pâtisserie qu’au reste.
Certains m’ont déjà objecté qu’ils faisaient le choix de proposer des produits qu’ils ne maitrisaient pas dans leur gamme, pour répondre à une demande et ainsi développer leur chiffre d’affaires. Le raisonnement est erroné à plus d’un titre : ils remettent en cause leur propre capacité à être force de proposition et à développer une gamme correspondant à leur savoir-faire, tout en laissant volontairement entrer l’industrie au milieu d’une offre artisanale. Le message n’est pas clair, autant pour le consommateur que pour le personnel de production ou de vente.
Faire maison, c’est se différencier par le goût et fidéliser durablement la clientèle. Ceux qui proposent une viennoiserie maison bien réalisée, avec rigueur et passion, sont reconnus et valorisés dans leur zone de chalandise… ce n’est pas un hasard.
Etre Artisan Boulanger, c’est… sélectionner ses matières premières
Justement, quand on ne fabrique pas, il est impossible d’être certain de l’origine et la qualité de ses matières premières. Les consommateurs sont toujours plus sensibles à ce sujet et les artisans doivent pleinement s’en saisir pour se différencier nettement.
Aujourd’hui, beaucoup de boulangers font encore confiance à des grossistes dont je tairai le nom, et assemblent ainsi des ingrédients sans intérêt gustatif, en plus d’être souvent chargés en additifs. Sous couvert de préserver leur compte de résultat, ces professionnels participent à l’uniformisation du goût et participent à un système qui les écrase.
Chez Metro et autres, on sait bien endormir les artisans pour les inciter à acheter à peu près tout… et n’importe quoi.
Sélectionner ses matières premières ne se limite pas à la farine et au beurre pour réaliser sa viennoiserie. Des fruits pour des tartes, des légumes pour les sandwiches, de la viande et de la charcuterie, des amandes, des noisettes, … les références sont nombreuses dans les chambres froides et réserves des artisans, et même si le travail de sourcing peut être vu comme un véritable casse-tête, c’est le gage d’entretenir des relations avec des fournisseurs passionnés… et pour beaucoup des artisans également, ce qui contribue à entretenir notre tissu de petites entreprises. Bien sûr, il ne faut pas oublier de respecter les saisons et de consommer local autant que possible. Ce sont autant de gages de qualité, de goût et de fraicheur. Si les industriels savent proposer un produit identique toute l’année, la force de nos artisans boulangers doit justement d’être capable de s’adapter et de créer en fonction du marché et de l’inspiration.
Les tartes aux fruits rouges… ce n’est qu’en saison!
Etre Artisan Boulanger, c’est… affirmer son identité au travers de sa boutique et ses produits.
Les boulangers ont fait longtemps confiance à des partenaires variés -meuniers, ingrédientistes, groupements…- pour leur apporter des solutions leur permettant de développer leurs gammes de produits, ainsi que le marketing associé voire même le lieu de vente où les déployer. Cette période est révolue : ces solutions « de masse » ne correspondent plus aux besoins des artisans, qui doivent se différencier pour survivre et ainsi développer leur identité.
Un lieu unique pour des produits uniques : une boulangerie artisanale.
Nous avons tous une histoire et des goûts différents : la nature même de l’artisanat devrait encourager chacun à les exprimer dans son travail quotidien, avec des produits façonnés à son image. Ainsi on pourrait découvrir des boulangeries aux pains tous différents, aux baguettes variées, … ce qui pourrait générer l’intérêt de la clientèle. Au lieu de ça, on rencontre très souvent des produits sans âme ni saveur. Le marketing ne doit pas être vu comme un outil servant à remplacer les qualités intrinsèques du produit, qui parlent bien mieux que tout discours. Beaucoup de consultants vendent aujourd’hui des études encourageant à tort les artisans à prendre de façon forcenée le tournant de la communication, en oubliant qu’il faut avant tout soigner ses fondamentaux. Inutile de raconter des histoires si l’on n’a rien à dire.
L’aménagement de la boutique est un point essentiel : les agenceurs ont su imposer des ambiances toujours plus sophistiquées et éloignées de l’essence même de la boulangerie artisanale. Il n’est pas rare que le client identifie difficilement la nature du commerce dans lequel il rentre. Grilles à pains sacrifiées, matériaux aussi clinquants que fragiles, … même si l’esthétique est importante, il ne faut pas oublier que l’espace de vente doit rester un outil de travail efficace et robuste. Dès lors, plutôt que d’écouter sans esprit contradictoire les conseils et préconisations de ces prestataires, le mieux reste de trouver ses idées et inspirations en prospectant sur le terrain par soi-même… pour construire un projet unique.
Etre Artisan Boulanger, c’est… donner du sens et des valeurs à son métier.
Je crois que l’un des maux principaux que rencontrent les artisans boulangers est le manque de sens dans leur travail quotidien. Ils ont été, au fil des années, entièrement formatés dans des processus répétitifs et aliénants. Si la mécanisation des tâches et l’utilisation du froid pour la fermentation les déchargent de nombreux poids, leur attention n’en a pas pour autant été accrue sur les éléments fondamentaux de leur métier : la maîtrise des fermentations, l’attention portée aux pâtes et à leurs textures, etc. L’uniformisation des farines et l’incorporation massive d’aides technologiques n’y sont pas étrangers, car l’ensemble des compétences sont concentrées en amont, c’est à dire chez les meuniers, ingrédientistes et céréaliers.
Des produits riches en savoir-faire, faisant appel à la sensibilité du boulanger lors de leur fabrication.
Nous devons changer de modèle, renverser la vapeur et faire en sorte que les fournils soient des lieux où la sensibilité de chacun peut s’exprimer. Plutôt que d’imposer des recettes figées, l’adaptation aux paramètres de l’environnement (farine, température, hygrométrie, four, pétrin…) doit être recherchée. C’est le seul moyen d’assurer la qualité de la production sur le long terme, tout en garantissant à la clientèle que cette dernière soit réalisée dans le plus pur respect des valeurs artisanales.
La tyrannie du snacking
Parlons justement de valeurs : les entrepreneurs en boulangerie les ont sacrifiées sur l’autel du profit et de la « réussite ». Il faut aller vite, toujours plus vite, quitte à oublier qui l’on est. Défendre des valeurs d’artisan boulanger, c’est respecter ses fondamentaux et faire en sorte que le pain et les produits qui lui sont associés restent la clef de voute du fonctionnement de l’affaire. Plus on s’en éloigne et plus on se tourne vers des activités annexes, plus on affaiblit son entreprise et en définitive la profession toute entière. En allant jouer sur le terrain des autres, où l’on ne possède pas de supériorité ni de légitimité associés à un savoir-faire spécifique, on prend le risque de se faire dépasser sur tous les tableaux… et au final de se retrouver nu, sans rien pour se défendre.
Etre Artisan Boulanger, c’est… entretenir et transmettre un savoir-faire.
Tout passe par la transmission. En inculquant cette vision, ces compétences, dans les centres de formation et au cours de l’apprentissage, on met en place un cercle vertueux.
Si les meuniers doivent prendre leurs responsabilités auprès des organismes locaux (CFA, chambres des métiers, …), nos artisans ont à leur charge de respecter et faire grandir les jeunes qui s’impliquent dans leurs entreprises. Tout se rejoint : en choisissant de fabriquer l’ensemble des produits, en étant exigeant sur les process et en montrant que cela fonctionne et créé du plaisir pour la clientèle, on créé de futurs professionnels engagés et animés par la volonté de porter haut de fort les couleurs de l’artisanat.
Les produits réalisés par les élèves d’un CFA : créativité, goût et respect du produit leur ont été transmis.
Etre Artisan Boulanger, c’est… tout simplement aimer les gens.
J’ai croisé trop souvent des artisans aigris, qui avaient complètement oublié leur vocation première. Je pense que si l’on choisit de devenir artisan boulanger, c’est avant tout pour faire plaisir aux autres. Les autres ne sous-entend pas uniquement la clientèle, mais aussi son personnel de vente et de production. La bienveillance que l’on a vis à vis des autres se ressent dans leur manière d’agir. L’expérience nous a suffisamment prouvé que le management par la terreur n’apportait rien de bon sur le long terme.
Si l’on finit par perdre cet amour des autres à force de fatigue et de difficultés, il faut sans doute prendre le temps d’aller voir ailleurs, de s’aérer l’esprit, d’élargir ses horizons. Aller à la pèche, se promener en forêt, profiter du soleil couchant. Vivre. Vivre pour remettre de la vie et de l’amour dans le pain.