Les mots peuvent transformer des faits navrants en expériences exceptionnelles. Il faut savoir jouer, manier, retourner, transformer… pour obtenir le résultat souhaité. Bien sûr, cela s’apparente à de la pure malhonnêteté intellectuelle, mais peut-on encore s’en étonner et s’en outrer dans un monde où les valeurs semblent faites pour être piétinées ? On peut aussi voir ça comme une façon de réenchanter des scènes peu engageantes. Nos communicants deviennent alors de grands faiseurs de joie, et armés de leurs stylos -baguettes magiques, devrais-je dire-, ils bâtissent un monde meilleur. La fin du cynisme sera pour un autre jour.
Le stand Banette… ah non, de l’espace inoccupé dans le Hall 5.
Ainsi, il paraît qu’Europain est « le plus grand fournil d’Europe ». J’aurais bien dit qu’il s’agissait également du plus grand débit de champagne à bas prix, de la plus grande piste de clowns en costume-cravate… mais on va encore me dire que je suis aigri, à 26 ans, ce serait triste. Voyons les choses autrement.
Je connais ce salon depuis 2012. A l’époque, je découvrais l’univers de la boulangerie, qu’elle soit artisanale ou non. Quand je relis le billet que j’avais écrit, je me dis que les choses n’ont pas beaucoup évolué, à cela près que les problématiques frappent toujours plus fort à nos portes et que le besoin de changement se fait plus pressant.
Le Lab du Boulanger, une nouveauté sur Europain 2016. Pendant 5 jours, des ateliers et démonstrations ont été organisés pour traiter des actualités et tendances de la boulangerie : viennoiseries créatives, digital, levain, pain bio, …
Si l’on doit se limiter à des considérations portées sur le salon en lui-même, il est impossible de passer à côté de son volume toujours plus réduit. De nombreux acteurs de la profession ont fait le choix de ne plus exposer, pour des raisons variées. Banette, Dumée, Vandemoortele, Backeurop, Ireks, Bongard… qu’on les apprécie ou non, l’espace laissé vacant par leur départ n’est pas compensé par de nouveaux entrants. GL Events continue dans la même logique tarifaire, avec des prestations particulièrement onéreuses (que ce soit en terme d’espace, d’emplacement, de services…) qui génèrent forcément leur lot de mécontents.
Cette année, l’organisateur a fait un choix original : traditionnellement, le salon se tenait du samedi au mercredi, ce qui permettait de balayer la plupart des jours de fermeture des artisans – le lundi étant l’un des principaux, le mercredi également. Ce changement de positionnement traduit sans doute une volonté de se tourner plus fortement vers les visiteurs étrangers… Un pari risqué si l’on tient compte des éléments avancés précédemment : Europain manque d’attractivité, et des salons plus petits, à portée plus régionale ou couvrant un champ de métiers plus large (SIAL, SIRHA, Equip’Hotel, …) finissent par lui faire de l’ombre. Est-ce forcément un mal ? L’image qu’il véhicule de la profession n’est pas franchement glorieuse. Faisons un petit tour d’horizon des scènes les plus marquantes…
Un champ de girouettes
Si leur parcours dans la boulangerie devait s’arrêter net, je pense qu’une reconversion dans le domaine de la météo, et plus particulièrement celui du vent, serait toute trouvée pour de nombreuses marques agissant en boulangerie-pâtisserie. Pour comprendre leur positionnement, il suffit de suivre les tendances. Les consommateurs ne veulent plus manger de gluten ? On fait sans, avec une jolie liste d’additifs. Les gens veulent des produits « santé » ? On leur envoie de la poudre aux yeux en ajoutant de petites graines. Ne parlons pas de convictions ou de réalité produit, il n’y en a tout simplement pas. C’est bien là le problème : leur façon d’agir n’est pas orientée au bénéfice des hommes, mais uniquement de leur profit.
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La gamme sans gluten Bridor a reçu le trophée Europain innovation. Quelque chose m’échappe : comment peut-on y voir une quelconque innovation ? Le groupe Le Duff ne fait que suivre une tendance en proposant des produits additivés. Il n’y a rien de neuf. Cessons de mettre en avant de telles démarches opportunistes.
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Chez Philibert Savours, on ne fait pas que de fantastiques poudres de levain, mais aussi des produits sans gluten… toujours à la pointe !
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Voici la parfaite illustration du champ de girouettes dont je vous parlais : Eurogerm a mis au point un produit autour du fameux régime Paleo… Quelle tristesse.
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La visite du stand Eurogerm est toujours un grand moment de joie pour moi. J’y découvre de superbes produits : il faut faire du pain de mie moelleux et qui se conserve ? On en fait une poudre. Les graines de chia sont à la mode ? On les incorpore dans un mélange. Au final, la gamme est gigantesque.
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La baguette au Quinoa de chez Rietmann, délicieusement nommée Quinoette. On peut aisément comprendre la démarche, qui consiste ni plus ni moins de faire passer ce pain comme un produit « santé » alors que son process de fabrication et sa composition complète nous indiquent clairement l’inverse.
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La Delissaine, dernière création des Moulins Soufflet. Il s’agit d’un pré-mixe incorporant des germes de blé, des graines de chia et du quinoa rouge. Là encore, il s’agit de suivre la tendance santé en incorporant toutes les graines possibles…
Le mélange des genres
Le champ d’activité de certaines entreprises est particulièrement large, et couvre ainsi plusieurs marchés : de la fourniture de farine pour des artisans à la fabrication de viennoiseries et pâtisseries surgelées, il n’y a qu’un pas. Le mélange des genres se retrouve bien sur leurs stands, et il est aujourd’hui complètement assumé. Soufflet affiche sa « Collection Gourmande », les Grands Moulins de Paris servent les « Recettes de mon Moulin », … Dès lors, quel est leur intérêt de travailler à développer le savoir-faire artisanal, plutôt que d’entretenir la dépendance envers leurs « solutions » ? Arrêtez-moi si je me trompe, mais il est inexistant. Le conflit entretenu en permanence est un danger imminent pour la profession.
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Pas de doute, les pâtisseries sont bien « maison » sur le stand Copaline… Oui, vous savez, ces grandes maisons avec de belles lignes de production.
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Les viennoiseries sur le stand Soufflet. Une large gamme pour inspirer les artisans (sic)…
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Les pâtisseries sur le stand Soufflet… une belle illustration du mélange des genres entretenu au sein de ces grands groupes.
Un marketing forcené
Quand on n’a pas grand chose à dire de nouveau -l’innovation est en berne !-, il faut trouver de nouvelles couleurs, de nouvelles façons de présenter l’offre. Pour les artisans, cela peut passer par des boutiques toujours plus sophistiquées, des vitrines tape à l’oeil, des outils de communication et de commande modernes… Quant à leurs fournisseurs, les équipes marketing doivent se concentrer sur de nouveaux noms, des slogans dynamiques, des photos bien mises en scène… Tant que le fond ne changera pas, les artisans ne trouveront pas de nouveau dynamisme. La communication n’est pas une solution à nos problématiques : elle doit accompagner un travail de fond sur les valeurs que portent les artisans boulangers et les meuniers-céréaliers-transformateurs variés… mais certainement pas servir à occulter le fait que nous faisons du sur place, et tardons ainsi à répondre concrètement aux attentes des consommateurs.
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Le stand Rietmann et son mur des cons de la boulangerie, avec les pré-mixes marketés Jean-Michel Cohen ou Christine Aaron… certains ne doutent de rien, pas même quand il s’agit de lancer des produits avec des noms aux jeux de mots douteux, comme la Chia-batta. Mieux vaut en rire.
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Détail amusant du nouveau concept Campaillette : l’enseigne devient orange lors d’une nouvelle fournée de baguettes.
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Beaucoup de vert dans le nouveau concept Copaline, pour illustrer la baseline « complice de la nature ». A mon sens, cela trouble un peu le message en le rapprochant des codes habituels du Bio, alors que rien ne l’est ici.
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Le nouveau concept Copaline porte aussi sur la valorisation des invendus, que ce soit par leur transformation ou leur vente à tarif réduit le lendemain.
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Difficile de passer à côté du stand des Grands Moulins de Paris et son traditionnel mur à pains géant. L’emplacement -juste à l’entrée- en faisait un passage obligé. On pouvait y découvrir les nouveaux concepts Campaillette et Copaline. L’enjeu pour le groupe est de parvenir à montrer une nouvelle image, plus en phase avec les attentes des artisans et de leurs clients. Le chantier est de grande ampleur tant l’image de l’entreprise est dégradée.
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Quand on n’a pas grand chose de nouveau à raconter, on commence à chercher comment mettre de la poudre aux yeux, dresser des écrins de fumée… C’est précisément le cas chez la Pétrie, qui nous parlait de magie et distribuait des ballons. Peut-être aurait-il mieux valu parler de produit… mais on se serait alors rendus compte du vide intersidéral sur ce point.
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Deux nouveautés étaient présentées sur le stand des Moulins Bourgeois : le Vaillant (mélange froment-sarrasin, dérivé du fameux pain de 14) et son discutable marketing façon tatouage de motard, et la baguette Bel Air à la semoule de blé dur. Ces nouvelles références viennent enrichir une gamme déjà bien large de marques sans grande cohérence, si ce n’est celle d’encombrer les boutiques des artisans boulangers. Je pense qu’il y a une vraie erreur de positionnement en agissant ainsi : cela ne correspond pas à l’image de l’entreprise et reprend les méthodes de certaines « grandes marques » du secteur.
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La boutique du stand Moulins Bourgeois, avec beaucoup de produits à base de pré-mixes. Les pains réalisés à partir de farines brutes étaient plus disséminés. A noter la viennoiserie réalisée par le MOF Carlos de Oliveira et son équipe.
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L’humain et la force de production en retrait
Quand on regarde l’aménagement des stands de certaines entreprises placées au service des artisans (groupements de meuniers, meuniers, …) on constate que leurs équipes de démonstrateurs sont quasi invisibles, cantonnées dans des espaces contraints, comme si ce n’était pas l’essentiel. C’est assez symptomatique du peu d’intérêt qu’elles portent à ce qui est pourtant l’essentiel dans le métier : sans mains expertes ni savoir-faire, pas de bons produits… quoique, tout dépend de ce que l’on considère « bon ». Les pré-mixes sont très bons… pour le compte de résultats de celui qui les vend.
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Baguépi, Moulins Soufflet, Grands Moulins de France… beaucoup de marques et peu de convictions.
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Le stand de la Minoterie Trottin, assez triste et sans grand dynamisme. C’est assez dommage car je pense qu’il est aujourd’hui nécessaire pour des acteurs de taille modeste de ce type de porter haut et fort les valeurs de l’artisanat par une présence forte, que ce soit auprès de ses clients ou de ses prospects.
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Le fournil du stand Festival des Pains, avec un four Pavailler, des chambres CFI, … que de l’excellent matériel pour des produits fantastiques.
Des boulangeries toujours plus orientées vers la restauration
Au sein du « Restaurant du Boulanger » ou du « Café des conférences », les intervenants se sont succédés pour montrer que l’avenir de la boulangerie passait par la restauration. Ce discours n’a plus grand chose de nouveau, mais ils sont toujours plus nombreux à s’engouffrer dans la brèche et à distiller leurs si précieux conseils : consultants divers et variés, grands entrepreneurs… Leurs présentations sont remplies de statistiques et de tendances qui doivent nous aider à comprendre les attentes des consommateurs. Seulement, à vouloir faire tout sauf de la boulangerie, on finit par oublier qui on est… et par faire n’importe quoi, à commencer par faire entrer dans sa boutique des produits industriels. Le jour où il faudra revenir aux fondamentaux et redevenir artisan boulanger, l’atterrissage sera difficile, et cela se finira dans doute en crash. C’est justement ce qui est en train de se produire : les fermetures se multiplient, les redressements et liquidations également. On peut choisir de se voiler la face et mettre cela sur le compte d’une concurrence féroce. Je l’analyse plutôt dans le sens que le positionnement engagé par la profession n’était pas le bon.
Les équipes de Marie Blachère s’activaient sur le stand de l’agenceur italien Costa. Un drôle de choix pour cette entreprise qui se positionne plutôt sur un segment haut de gamme, et qui donnait lieu à un bien triste spectacle : des produits médiocres, dont la plupart d’origine industrielle, étaient proposés à la dégustation et bénéficiaient ainsi d’une mise en avant indue.
… de l’espoir ?
Il en reste, malgré tout. Tant qu’il y a de la vie…
Les concours et la ferveur qu’ils génèrent nous prouvent que la boulangerie peut encore faire rêver, mais pour cela il faut y remettre du sens. Cela passe par une remise à plat de nos process, il faut tout simplement… ralentir, à tous les niveaux : revenir à des modes de culture moins intensifs, cesser de toujours renforcer la mainmise de certains acteurs sur la filière (notamment des coopératives céréalières), utiliser des variétés de blé à plus faible valeur technologique mais mieux assimilables, travailler sur la fermentations, les levains… C’est ainsi que la boulangerie pourra commencer à répondre vraiment aux attentes de ses consommateurs : aujourd’hui, il est question de produits sains. En effet, la santé est une préoccupation majeure de notre société, et on se rend bien compte que nos pratiques déraisonnables ne vont pas dans ce sens.
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L’Etoile du Berger et Franck Debieu étaient présents sur le stand BCR pour réaliser des démonstrations autour de la méthode PanovA et du fameux pain Saint-Père, pétri à la main. Une brioche réalisée de la même façon était également présentée. Même si ces produits ne représentent pas l’essentiel de la production d’une boulangerie, ils redonnent de l’importance à la sensibilité des boulangers et les incitent à se poser des questions sur leur façon d’aborder la pâte, et plus globalement leur métier. C’est une démarche globale qui commence avec la matière première, car on utilise des farines moins « fortes ».
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Les démonstrateurs de chez Viron ont réalisé un beau travail pendant 5 jours, avec une gamme de pain variée et qualitative.
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Même si l’on peut regretter que les Moulins Viron aient tardé à inciter leurs clients à dépasser la Retrodor pour proposer d’autres produits, à base de levain naturel notamment, leur démarche va dans le bon sens. En amont de la filière, ils travaillent directement avec les agriculteurs d’Eure-et-Loir pour garantir la qualité de l’approvisionnement et éviter la dépendance vis à vis des grandes coopératives.
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Pour son retour sur Europain, Alexandre Viron n’avait pas fait les choses à moitié avec grand stand… à étage ! Il s’agissait de présenter les nouveautés de l’entreprise, et notamment les farines de Meule d’Emile Viron, réalisées dans un moulin acquis tout spécialement pour cette activité.
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La Tradi Nature, dernière nouveauté des Moulins de Brasseuil. Il s’agit d’une baguette réalisée à partir de farine Label Rouge.
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Le large fournil sur stand Foricher, particulièrement bien équipé avec des fours et pétrins Werner.
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La dégustation permanente sur le stand Foricher. Comme d’habitude, les produits était variés et montraient bien le savoir-faire de l’équipe de démonstrateurs, dans un état d’esprit convivial et familial. C’est à chaque fois une belle vitrine et une source d’inspiration pour les clients -ou non- de l’entreprise.
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Dans l’espace dédié à la Coupe de France des Ecoles, de nombreux jeunes boulangers ont oeuvré pour faire rayonner les couleurs de leur établissement. C’est une bonne façon de stimuler nos futurs boulangers et de les inciter à de dépasser. Il faut ensuite leur donner les moyens de le faire au quotidien, que ce soit par le matériel et l’accompagnement dans leur apprentissage.
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Les pâtissiers avaient également leur scène avec le Mondial des Arts Sucrés.
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Un large espace était réservé à la Coupe du Monde de Boulangerie, qui a vu s’imposer l’équipe sud-coréenne. Des boulangers de tous horizons ont rivalisé d’audace et de technicité pour tenter de faire la différence : une preuve que la boulangerie n’est pas uniquement française mais qu’elle rayonne à travers le monde.
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De nombreuses démonstrations étaient organisées sur le stand de la confédération. Elles mettaient en avant des spécialités régionales et aromatiques, avec des interventions réalisées par des professionnels aguerris comme ici le MOF Boulanger 2015 Joël Schwalbach.
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Les viennoiseries sur le stand de la Minoterie Suire ont attiré de nombreux regards… ce qui est tout à fait mérité de par leur grande qualité et régularité.
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La traditionnelle Meule garnie de Pains sur le stand de la Minoterie Suire. C’est à chaque fois une belle exposition du savoir-faire des démonstrateurs-formateurs de l’Atelier M’Alice. Mickaël Chesnouard, Fabrice Guéry, Olivier Coquelin, Cédric Beziat… étaient à la manoeuvre pour réaliser les produits.
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Le pain de mie longue conservation, avec ses moules en silicone -pour éviter l’usage de sprays de démoulage et permettre un nettoyage facile- et ses emballages, comptait parmi les nouveautés présentées par les Moulins Fouché cette année. Le produit est directement inspiré de celui mis au point par la Minoterie Girardeau.
Il n’y a pas une seule vision de la boulangerie, c’est un peu comme la vérité en philosophie, nous devons adopter une vision plurielle. Europain correspond majoritairement à une approche, mais je suis à présent convaincu qu’elle finira par disparaître. A court terme chez les artisans, puisque ceux qui persisteront à y souscrire se feront tout simplement laminer, à moyen voire long terme chez les industriels qui devront faire face à d’inévitables scandales alimentaires et à la défiance de l’opinion.
Rendez-vous dans deux ans pour faire le point.