Au commencement, il y avait tout simplement… la Terre. Oui, mais pas celle que l’on connaît aujourd’hui. Le sens du mot a évolué au fil des modifications naturelles qu’elle a connu : sous l’influence de la tectonique des plaques, ce qui était la « pangée » s’est progressivement séparé pour créer les continents que l’on connaît aujourd’hui. Le même phénomène a engendré les montagnes, volcans et autres reliefs que l’on observe aujourd’hui, et qui représentent autant de frontières naturelles entre les territoires. Ce mouvement perpétuel fait évoluer nos paysages autant qu’il peut contribuer à nous éloigner : toutes ces séparations finissent par aboutir à des spécificités régionales qui limitent la compréhension mutuelle, que ce soit pour des raisons de culture ou de langue… alors même que nous restons tous des hommes, en définitive, et ce peu importe notre couleur, nos croyances ou nos coutumes. Certains ont voulu donner à ce mot d' »homme » plusieurs significations, comme si certains l’étaient moins que d’autres. Peu importe ce que nous faisons, nous ne devons jamais oublier le fait que c’est la nature, les fondamentaux, qui doivent nous permettre de créer les définitions que nous mettons derrière les mots. Les autres dérives sont aussi peu souhaitables qu’elles peuvent être dangereuses à long terme.
On le voit bien pour les termes qui régissent le secteur d’activité dans lequel nous évoluons ici. Il y a un peu moins de trois ans, j’écrivais sur ce blog un billet tentant de définir ce qu’était alors, selon moi, un Artisan Boulanger. Si les grandes lignes de ma réflexion de l’époque sont encore tout à fait valables aujourd’hui, je pense qu’elle était en définitive incomplète. J’avais omis d’associer au métier le lieu de vente singulier où l’artisan propose généralement ses produits : une Boulangerie. Quand on voit comment cette dernière a été malmenée, il m’apparait important que nous nous questionnons sérieusement sur ce qu’est cette boutique, ce commerce si profondément ancré dans notre paysage français… car en définitive, plus que la culture du pain qui s’est répandue sur le globe, c’est avant tout ce dernier qui est resté singulier dans nos territoires. Que ce soit en terme de forme ou de nombre, l’exception culturelle si chère à notre pays s’est pleinement exprimée.
C’est sans doute un peu moins vrai aujourd’hui, car de nombreux entrepreneurs ont intégré des inspirations venues de l’étranger pour concevoir leurs projets. Sans doute était-ce nécessaire pour renouveler le métier et lui permettre d’exister. Cependant, dans cette boulangerie plurielle, nous avons perdu nos repères et certains en ont profité pour brouiller les cartes à leur avantage. Le mot et sa définition ont glissé, aidés par des consultants, agenceurs et spécialistes des relations publiques aux intérêts souvent uniquement économiques.
Une Boulangerie est un lieu accessible et « inclusif »
Si l’on reprend les tendances développées ces dix dernières années, on peut retenir celle aboutissant à des boutiques inspirées de bijouteries ou autres boutiques « de luxe », avec beaucoup d’éléments brillants et/ou plastiques. Cette volonté d’orienter le métier vers une image « haut de gamme » ne trouve aucun fondement dans ses caractéristiques naturelles, ni dans les produits qu’il réalise. Cela a souvent servi à satisfaire l’égo d’artisans, qui trouvaient là un moyen d’affirmer leur réussite autant qu’une volonté de s’élever de la masse dans laquelle ils évoluaient. Dans certains cas, la clientèle locale est également sensible à ce type de question, et le fait d’avoir une boutique affichant ce décor feutré peut contribuer à la réussite économique de l’affaire, en augmentant artificiellement la valeur ressentie des produits. Seulement, ces cas restent anecdotiques et l’effet est aussi fragile que potentiellement éphémère.
Même si la boulangerie peut se vanter de se rapprocher des métiers du luxe par le savoir-faire mis en oeuvre, il ne faudrait pas oublier que sa vocation reste de nourrir les individus au quotidien, sans distinction de moyens ou de catégorie sociale. Par ces effets d’image, une partie de la clientèle se détourne de l’offre artisanale car elle ne se retrouve pas dans ce positionnement : qui a envie de se sentir mal à l’aise en allant acheter une baguette ?
Nous devons avoir à coeur de redonner aux Boulangeries cette image de commerces accueillants et « inclusifs » : cela n’exclut pas une forme de modernité, bien nécessaire pour rassurer les consommateurs en terme d’hygiène et pour s’inscrire dans le paysage commercial, mais l’ADN du métier doit être respecté pour rester cohérents et défendre une image à la fois pertinente et différenciante du métier. Ce dernier élément est essentiel : plutôt que de se fondre dans le paysage, je suis persuadé que la profession doit conserver ses spécificités, qui lui ont permis de survivre au temps et aux modes. La notion de lien social entretenue chez les artisans boulangers est fondamentale : ce commerce doit rester un « refuge » où chacun peut se retrouver, partager quelques mots et des gourmandises.
Cette idée est mise à mal par les dérives tarifaires que l’on connaît bien en région parisienne : quand certains pains dépassent allègrement les 15 euros/kg ou certaines viennoiseries se négocient à 6 euros la pièce individuelle, on peut se dire que l’on a quitté le terrain de l’alimentation quotidienne. Sans négliger de calculer les coûts de revient, l’artisan doit continuer à proposer des gourmandises accessibles, ce qui à mon sens fait partie de l’ADN d’une boulangerie. Cela nous renvoie à la nécessité de penser son projet en amont pour éviter de générer des charges et investissements qui se retrouveront forcément dans la gamme et les prix de vente : alors que la tendance est d’aller vers « toujours plus », ne devrait-on pas retourner à des choses simples, rationnelles et permettant en définitive de ne pas perdre son âme en route ?
Une Boulangerie doit raconter l’histoire d’un artisan et ses engagements
Justement, ce refuge a été bien mis à mal par la conceptualisation marquée des boutiques : aujourd’hui, il ne suffit plus d’ouvrir une Boulangerie, il faut trouver un positionnement qui la rende foncièrement différente des autres… sans qu’il soit question de la sincérité de ces « artisans » qui n’en sont plus, pour la plupart, car ils ne mettent même pas la main à la pâte. Je ne vous cache pas que je suis assez interloqué quand je vois leurs initiatives reprises dans des grands médias nationaux, souvent accompagnées de qualificatifs grandiloquents : « la boulangerie nouvelle génération », « une boulangerie qui casse les codes », « un artisan qui dépoussière le métier »…
Au delà de ces belles images, quand on cherche à comprendre l’intention initiale des entrepreneurs derrières ces projets, le constat est plutôt attristant : le sujet principal est le business, sans considérer les éléments fondamentaux du métier que sont les paramètres humains ou de savoir-faire. Ils sont mis au service d’une entreprise somme toute très « froide » et centrée sur une logique économique et/ou marketing, alors que le chemin devrait être pris à l’envers : c’est en construisant une boulangerie qui a du sens pour ceux qui la font et ceux qui y consomment que l’on réussit durablement.
Cette évolution est très visible à Paris, sans doute moins dans le reste de la France, mais la contagion peut aller très vite. Elle aboutit à rendre inintéressantes des affaires pourtant rentables et bien tenues aux yeux de porteurs de projets disposant d’un apport suffisant pour les reprendre : du fait de leur emplacement, de leur configuration ou de leur superficie, elles ne correspondent plus aux « standards » recherchés par de nombreux acquéreurs aux apports financiers conséquents : pas de place assise, difficultés à développer le snacking, petit magasin… les raisons sont nombreuses et traduisent bien le glissement opéré. Il ne s’agit plus de vendre du pain et des gourmandises boulangères, qui nécessitent beaucoup de savoir-faire et génèrent en définitive trop peu de chiffre aux yeux de ces « artisans »… en plus de générer infiniment moins de buzz sur les réseaux sociaux.
Cela se traduit souvent dans la configuration de la boutique : on remarque le peu de place laissé au pain, et des caractéristiques qui ne trompent pas sur le manque de soin qui lui est porté : mies denses, croûtes ternes, arômes faibles, en bref des produits bien peu heureux pour des clients qui le seront tout autant.
Dès lors, je pense qu’il devient urgent d’inverser la tendance et ne plus chercher à faire toujours plus clinquant mais plutôt chercher à raconter une histoire sincère, engagée et respectueuse du métier d’artisan boulanger. Cela passe par une réflexion portée dès les prémices de la création d’entreprise : peu importe la forme que prendra le commerce en définitive, car il ne faut pas avoir d’idée arrêtée sur ce sujet, c’est une certaine idée du pain et plus globalement de l’alimentation que l’on doit véhiculer, avec un projet bien dimensionné en terme d’investissements afin de le mettre au service du produit… et non l’inverse. C’est tout cela que j’incite chaque porteur de projet à faire son chemin dans le métier avec beaucoup d’humilité pour développer à la fois leurs aptitudes professionnelles, leur organisation mais aussi leur culture du produit et de la panification. Plutôt que d’orienter son regard uniquement vers des professionnels aux valeurs et procédés compatibles avec ses propres aspirations, il faut s’ouvrir à toutes les façons de concevoir la boulangerie pour en saisir des éléments qui, assemblés, permettront de créer une identité singulière.
Une Boulangerie est un lieu de création et de diversité
Nous avons trop longtemps considéré la boulangerie comme un métier centré uniquement sur la labeur. Or, il n’est durable que s’il touche autant les mains que la tête. Au delà du manque criant de vision et de perspectives au sein des formations professionnelles, le développement des réseaux de boulangeries associé à la l’apparition des pré-mixes a contribué à transformer les artisans en simples ouvriers, dépossédés de la capacité à mener leur propre affaire selon leurs volontés voire même de tout savoir-faire lié à la panification. L’offre industrielle en pâtisserie et viennoiserie n’ont fait que renforcer le phénomène : beaucoup ne se contentent plus que d’ouvrir des cartons et mélanger un peu d’eau avec de curieuses préparations additivées dans leur pétrin.
Ces produits et concepts standardisés ont fortement développé l’uniformité dans un métier où les professionnels possédaient jadis chacun leurs recettes et leurs tours de mains. L’enjeu est aujourd’hui de parvenir à réintroduire cette idée de création et de diversité. On a pu observer ces derniers mois l’apparition de programmes de formation chez de nombreux meuniers ou groupements : chacun y va de son « école » (Ecole de Boulangerie Artisanale chez Festival des Pains ou l’Ecole des Moulins Viron), « académie » (l’Académie des Moulins Familiaux, qui regroupe les Moulins de Chars, Chérisy, Brasseuil et Paul Dupuis), de ses « stages » (les Stages Bourgeois), l’Atelier M’Alice (créé par la Minoterie Girardeau) se déploie maintenant sur trois sites (Boussay, Itteville et Ernée) en plus de réaliser des stages pour le compte d’autres meuniers (Minoterie Mignot ou Maury), les moulins affiliés à l’association des Petits Moulins de France a développé ses services avec l’INBP, … même si d’autres ont toujours capitalisé sur cet accompagnement, à l’image de Foricher.
Même si l’on ne peut que saluer toute initiative visant à transmettre du savoir, je pense qu’il reste beaucoup à faire pour armer correctement les artisans dans un contexte concurrentiel particulièrement agressif. D’une part car il ne s’agit pas uniquement de fournir des recettes et quelques tours de mains ou de réaliser des produits qui ne seront jamais repris en boutique car peu adaptés à une fabrication quotidienne, d’autre part car ces formations ont tendance à s’orienter dangereusement vers des publics non issus d’un cursus en boulangerie (comme je l’avais noté précédemment).
Plutôt que se disperser et consommer des ressources de façon inutile, il me paraîtrait plus pertinent de chercher à transmettre une vision de marché pertinente et cohérente aux professionnels déjà installés, avec l’idée que cela puisse infuser sur les jeunes en formation chez ces mêmes artisans. Cela passe par une meilleure lecture des attentes des consommateurs, notamment en terme de nutrition ou de sélection des matières premières, sur la construction d’une gamme rationnelle et adaptée en fonction du projet et de l’identité du boulanger, ainsi qu’une réelle volonté de redonner du sens au métier en l’inscrivant mieux dans la communauté qui l’entoure (ce qui signifie notamment re-créer des liens avec des producteurs mais aussi avec sa clientèle, au delà de la simple relation de vente). Plus que jamais, une Boulangerie doit être un élément fort du lien social mais aussi un trait d’union entre les métiers de la terre, qui produisent les matières transformées au fournil.
Il faut également lui donner des clés pour construire une démarche intellectuelle vertueuse, étendue de la fourche au fournil, où le travail des mains n’est plus le seul valorisé : chaque artisan peut être pleinement moteur de la vie de son entreprise s’il se détache des solutions pré-conçues, marques et autres concepts, et c’est ce qui lui permettra de mieux s’adapter à son contexte local ainsi qu’aux futures évolutions du marché.
En définitive, une Boulangerie se définit avant tout par des valeurs, un projet et une intention portée sur le métier
Le temps où l’on définissait une boulangerie par son offre, son format ou ses horaires d’ouverture est aujourd’hui dépassé. Dans un métier qui n’a jamais été aussi pluriel, le dénominateur commun entre de « véritables » artisans se trouvera sur le terrain des valeurs et d’un projet destiné à créer de la valeur durablement au service du savoir-faire propre au métier, des hommes et femmes qui le perpétuent chaque jour pour nourrir sainement une clientèle. Le problème est que nous évoluons dans un monde de communication et de faux-semblants : combien d’entrepreneurs se parent aujourd’hui d’une vertu factice ?
Dès lors, il faut chercher à lire entre les lignes, capter les signaux faibles qui distinguent les engagements sincères des postures. Un des meilleurs indicateurs reste sans doute la sobriété dans la conception de la boutique (les boulangeries où le pain est marginalisé pour devenir complètement invisible en disent long sur la réelle nature du commerce !) et la présentation des engagements ou méthodes de fabrication : il y a des questions à se poser en présence de références marquées à la tradition, au savoir-faire ancestral, à nos chères grand-mères ou encore face à une séance de name-dropping destinée à prouver un sourcing « rigoureux ». C’est aussi le cas quand le professionnel cherche à cocher toutes les cases des tendances : produits au visuel conçu pour faire du buzz sur les réseaux sociaux, mise en oeuvre des ingrédients et saveurs en vogue (exotiques comme le Yuzu ou le thé matcha, graines aux vertus tant vantées comme le Chia…) avec souvent peu de cohérence et avec des dosages discutables, adoption de codes issus d’autres métiers de façon pas ou peu pertinente, etc.
Bien sûr, il faut goûter et chercher avant tout à connaître les produits : le « fait maison » reste indispensable pour définir ce qu’est une boulangerie artisanale, mais il dit en définitive assez peu de choses sur la qualité des matières premières et le soin pris à les transformer. Ce sont les recettes et procédés qui font la différence : travail sur levain naturel, longues fermentations, pâtes fortement hydratées, sélection de producteurs locaux, respect des saisons… autant d’éléments qui font parler pains et gourmandises mieux que tout discours marketing. Une Boulangerie doit développer un fort savoir-faire sur ces produits et éléments fondamentaux : si le pain, la viennoiserie et la pâtisserie boulangère sont négligés, une erreur fondamentale est commise.
Mis bout à bout, ces éléments doivent traduire une démarche sincère de partage, qui se place avant toute notion de réussite économique. Si cette dernière est indispensable pour la vie normale de l’entreprise, on doit la voir comme la résultante d’un effort permanent visant à satisfaire sa clientèle locale (et non quelques influenceurs appâtés par de la nourriture offerte) ainsi que ses salariés. Ces valeurs manquent encore à beaucoup d’artisans, et plus encore à de fraiches reconversions professionnelles, qui trouvent pour certaines dans la boulangerie un curieux passe temps. En les réintroduisant, on parviendra à redonner du sens au mot Boulangerie… et à toute la filière. A chacun de se saisir de ses responsabilités.