Si les hommes ont inventé le langage, c’est sans doute pour communiquer et se comprendre. Dès lors, deux individus partageant la même langue devraient être en mesure d’échanger leurs idées et de créer du sens. La réalité est plus compliquée, plus contrastée. On finit parfois par aboutir à des situations où les mots ne veulent rien dire, où le discours tenu s’échoue lamentablement sur l’écueil de nos différences. Ainsi ce dénominateur commun que devraient être la parole et l’écrit deviennent autant de sources de malaises et d’incompréhensions. Le fossé se creuse, les pluies tombent, on finit par sortir les rames pour rejoindre les deux rives. Dès lors, quand bien même les hommes s’évertuent à continuer de parler, la langue commune paraît bien étrangère…
J’avais passé mon tour pendant deux ans, mon expérience de 2012 aidant. Finalement, j’étais de retour à Univers Boulangerie ces 4 et 5 octobre. De retour, pas exactement, puisque le lieu a changé entre temps. Fini la grande sortie annuelle et la Cité des Congrès du Futuroscope, bonjour la Maison de la Chimie, à Paris. Le lieu est particulièrement bien choisi : organiser une réunion d’apprentis sorciers de la boulangerie dans un lieu portant ce nom, il fallait y penser.
Les interventions se sont enchainées, les idées se sont déchainées, le tout étant ponctué par les indispensables temps de repas et le très attendu spectacle de French cancan (que j’ai soigneusement évité, je dois dire, les échos que j’en ai eu le lendemain me confirmant que j’avais été bien inspiré ce soir-là !).
Soyons clairs : j’étais déjà perplexe en lisant le sujet choisi par la Confédération : la « Boulangerie connectée, un défi collectif ou déjà une réalité ? ». En sortant de cette grand-messe, j’avais changé d’état, passant au désespoir le plus complet, assorti d’une profonde consternation. J’ai passé plusieurs jours à me demander s’il valait bien la peine d’écrire quoi que ce soit sur ce gloubiboulga dont même Casimir aurait renié la paternité. Je me suis interrogé aussi sur l’intérêt d’écrire, tout simplement. Bref, vous repasserez pour la joie et l’allégresse, mais je ne suis pas du genre à faire l’impasse sur ce qui me dérange. Plutôt que d’abdiquer, mieux vaut continuer à se battre, à ramer, même si c’est souvent à contre-courant.
J’aurais du commencer par remercier tous les sponsors sans qui cet événement n’aurait pu avoir eu lieu. GDF Suez, la MAPA, la Banque Populaire, Medicis, l’Observatoire du Pain, l’AG2R, EKIP, Metro… avec pour résultante une belle sacoche garnie, avec la casquette qui va bien pour se tenir chaud pendant l’hiver. Il ne faudrait pas attraper un rhume de cerveau, même si je serais tenté de dire que c’est déjà trop tard pour certains…
Une organisation bien huilée pour un public encadré
Cela ne respirait pas vraiment la jeunesse dans la salle : on retrouve beaucoup de têtes grises, sans doute peu d’artisans encore en activité parmi eux, en bref il s’agirait de parler d’avenir à ceux qui ne s’en préoccupent plus vraiment ? Si le syndicat attendait en moyenne 400 personnes sur 2 jours, ce n’était vraiment pas pour leur donner réellement la parole ni même parler du fond des préoccupations du quotidien d’un artisan boulanger. Ne parlons pas de pain, des fondamentaux du métier… non, nous sommes dans les hautes sphères !
Le journaliste Thierry Guerrier était aux manettes pour animer les interventions et distiller quelques questions du public. Ces dernières devant être adressées par SMS, il était ainsi facile de les sélectionner précisément… et ainsi encadrer les « débats ». Pas question de prendre le risque de situations trop gênantes ou d’un dépassement horaire.
Des « Dossier chauds » et un argumentaire facile pour amener à « Regain »
Jean-Pierre Crouzet a naturellement lu ses discours et partagé avec l’assistance son profond engagement au côté des artisans. Personne d’autre n’aurait été mieux disposé pour traiter des « dossiers chauds » du syndicat.
Vous avez peut-être entendu parler du programme Regain, visant à aboutir à un taux d’adhésion à l’organisation professionnelle de 100%. Pour le présenter, la vidéo « Jérémy » a été diffusée. Vous pourrez la retrouver ici.
J’ai été frappé par la faiblesse de l’argumentaire déroulé ici pour prouver l’intérêt du syndicat : il se place en rempart d’« ennemis » cités tout azimut -banques, politiques, administrations, grands distributeurs, industriels…- et mène ainsi une guerre de communication plutôt que de se concentrer sur la construction de valeurs et d’intérêts communs. La musique, le ton choisi, tous les éléments y sont pour créer un discours anxiogène : la peur est un bon outil de manipulation…
Il n’aurait pas été question de s’arrêter en si bon chemin : toute la dream-team « Regain » est ensuite arrivée sur scène avec ses écharpes jaunes, comme autant de signes lumineux de sa volonté de faire « bouger les choses ». Naturellement, on comptait parmi eux un conseiller en communication – Philippe Sachetti – qui ne s’est pas privé pour assaisonner le tout d’un lexique vantant le caractère héroïque et inédit de la démarche : un « moment incroyable », une « aventure »…
Philippe Maupu – secrétaire général de la confédération – aurait pu apporter des éléments concrets d’action. Mis à part le travail sur le taux de sel, cela n’a pas été bien loin. Le sujet de la fermeture hebdomadaire a été évoqué, et je ne peux que me joindre au voeu exprimé de la conserver.
Bien sûr, je devrais mettre à leur crédit la grande aide apportée à des artisans en difficulté comme le couple Boileau lors de l’incendie de leur boulangerie, ou de Patrick Poncet, cerné par une procédure d’expropriation… mais tout cela n’est-il pas anecdotique ? Il y avait sans doute mieux à faire que de passer un peu de brosse à reluire.
Regain doit se mettre en place dans les mois à venir, avec notamment une phase d’« écoute totale », qui devrait permettre de mieux cerner les besoins des artisans et ainsi de mettre en place les outils pour y répondre. Espérons simplement que le tout sera accompagné de plus de fond qu’il n’en a été présenté ici…
Les territoires, un enjeu majeur et stratégique pour la boulangerie
Philippe Laurent, Maire de Sceaux et Secrétaire Général de l’Association des Maires de France, était invité pour évoquer la place des boulangeries dans les villes et agglomérations. La tendance déjà bien engagée de désertification des villages en terme de commerces et services publics n’a pas échappé au secteur qui nous intéresse et il appartient aujourd’hui aux politiques de mener une démarche volontariste pour re-créer de la vie dans les territoires.
La situation est d’ailleurs assez amusante, dans le fond : les artisans attendent une aide d’un partenaire qu’ils n’hésitent pas à critiquer vivement. La liberté d’entreprendre devrait-elle être entravée pour protéger de petites structures ? C’est un sujet particulièrement délicat pour les élus, qui disposent de peu de moyens d’action, qu’ils soient réglementaires ou financiers. Le mouvement quasi-permanent dans les structures d’intercommunalité, de département et de régions n’aide pas, tout comme le désengagement de l’Etat.
J’ai pu le constater par moi-même en me déplaçant en France : les centre-ville sont délaissés par les artisans les plus talentueux, du fait de loyers prohibitifs et des difficultés de circulation. La culture du véhicule individuel a encore de beaux jours devant elle et est difficilement compatible avec les zones piétonnes souvent mises en place. Dès lors, il ne reste plus que quelques enseignes aux moyens conséquents, et les rues deviennent des showrooms de mode…
La concurrence exacerbée des graines chaines de boulangerie doit nous amener à mener une réflexion profonde sur le modèle que doivent adopter les artisans : faut-il s’installer dans des zones commerciales et « périphériques » et ainsi accepter la fin des villes commerçantes et artisanales que l’on pouvait connaître par le passé ? La question se pose.
Le « pari de la jeunesse » avec l’apprentissage
Ces deux jours n’auraient pas été complets sans l’indispensable intervention d’un membre du gouvernement. Le nom d’Emmanuel Macron trainait dans les couloirs, mais ce dernier était semble-t-il retenu par d’autres occupations. C’est ainsi Martine Pinville qui a enflammé l’auditoire pour débuter la session du lundi matin.
Il a été ainsi question de l’apprentissage et de la durée de sa période d’essai, Jean-Pierre Crouzet plaidant pour son allongement jusqu’à 6 mois. Les moyens donnés à cet outil de transmission du savoir-faire sont essentiels, tout comme la valorisation de cette filière trop souvent méprisée. L’enjeu est de donner envie, que ce soit par une attitude positive des artisans ou une image positive diffusée dans les structures éducatives. Cela passe également par l’amélioration des qualités d’accueil dans les CFA.
Voilà encore une bonne occasion de montrer le double discours dont savent faire preuve ces individus : pendant quelques minutes, les « bonnes relations » avec l’administration ont été valorisées, tout en demandant une intervention de l’Etat… qui me paraît difficilement compatible avec le libéralisme forcené prôné en parallèle. On ne va pas demander tous ces individus d’être cohérents, non plus, il ne faudrait pas trop élever notre niveau d’exigence ! mais le meilleur était à venir…
Quand les consultants entrent en scène
J’adore les paquets de lessive. Je dirais même que c’est ma plus grande passion. SI certains me croient passionné de pain, ils se trompent. En vérité, je préfère les agents blanchissants. Passons sur le choc de cette révélation fracassante, et intéressons nous à tous ces vendeurs de lessive qui parviennent à nous faire croire que leurs solutions lavent plus blanc que blanc.
En la matière, nous avons eu droit à l’exposé de deux professionnels, en la personne de Fanny Mével et Salah Eddine Benzakour.
Le marketing est un élément important pour développer la boulangerie artisanale, mais encore faut-il l’utiliser à bon escient. On peut dire qu’il entretient une belle histoire d’amour avec le secteur : les grands réseaux comme Banette, Baguépi, Festival ou Ronde des Pains l’utilisent depuis bien longtemps pour bâtir des stratégies globales, qui ne correspondent plus aux attentes des consommateurs. Au contraire, c’est l’identité de l’artisan qu’il faut construire et valoriser, avec toutes les spécificités qu’il peut développer et l’identité singulière qu’il porte.
Mettons au moins cela au crédit de Fanny Mével, qui semblait l’avoir compris. Pour le reste, l’analyse me semble partielle et inappropriée. En effet, les grandes études utilisées par cette experte dégagent plusieurs tendances : les clients veulent manger mieux, sans payer plus, tout en se faisant plaisir. Les actifs mangent plus vite, en dehors de leur domicile et se tournent vers les offres de snacking. La boulangerie serait ainsi le 2è lieu d’achat plébiscité par les consommateurs pour ce type d’achat.
Dès lors, il faudrait développer l’offre, « profiter des moments de consommation » avec des plats chauds, des cafés et thés, … et ainsi prendre un virage vers le métier de traiteur. Attention, notre brillante consultante nous rappelait tout de même l’importance de ne pas perdre de vue son ADN, non, il faut juste chercher à développer de nouveaux marchés. L’exposé s’est ensuite emballé : livraison, « drive », « click n’collect », bornes de commande, distributeurs automatiques de baguettes, mettre des écrans dans les boulangeries pour raconter le processus de fabrication du pain et développer le « marketing sensoriel », installer des tablettes en boutique pour prendre les commandes, proposer plus de produits emballés pour simplifier le parcours de vente, donner des conseils sur comment congeler le pain…
Où tout cela nous mène-t-il ? A mon sens, dans le mur, ou pas loin. En bâtissant un discours peu clair et presque incohérent, nos artisans ne parviendront plus à être identifiés comme référents et légitimes sur leur métier de base… faire du bon, parfois du très bon, pain. Revenons aux fondamentaux avant de chercher à raconter des histoires.
Je peux entendre que le numérique est devenu une part intégrante de nos vies et qu’il faut y être présent, mais gardons les pieds sur terre : nous ne ferons pas de nos boulangers des professionnels du marketing en ligne. Quand bien même on tenterait de le faire, ce serait un bien mauvais combat : chacun son métier. Salah Eddine Benzakour a ainsi déployé une présentation où les noms de solutions technologiques se succédaient : acheter des publicités Google, envoyer des mails via Mailchimp, … sans oublier de conseiller la mise en place de programmes de fidélité pour recueillir un maximum de coordonnées et ainsi construire un fichier de contacts. Quand on voit les difficultés que peuvent avoir les artisans à ouvrir une page Facebook et à la faire vivre en offrant un contenu relativement qualitatif (on découvre tellement souvent des photographies à dormir dehors), j’ai du mal à croire que tout cela ait un sens. Ce n’est pas impossible, mais nos boulangers doivent être accompagnés par des acteurs compétents dans ce domaine, et pas se lancer seuls à l’aventure… au risque d’un résultat contre-productif.
Conception en 3D, fonds de dotation, café philo…
Le reste des interventions s’est concentré autour de présentations et de débats encore plus éloignés du quotidien d’un artisan boulanger. Si l’outil Mavimplant, présenté par l’INRS, était sans doute le sujet le plus intéressant, le fonds de dotation EKIP et son caractère quasi-humanitaire semblait un peu hors sujet ici… si ce n’est pour faire plaisir aux partenaires.
Je dois avouer que j’ai séché les hautes réflexions de l’après-midi, pourtant animées par des orateurs visiblement reconnus (Cynthia Fleury, Jean-Paul Delevoye)… un peu lassé par les longues heures déjà passées à écouter ces grands discours.
Au final, quel intérêt à cette manifestation ?
Sous couvert de réfléchir à de grands thèmes d’avenir, ce genre de grand-messe sert avant tout… à entretenir son réseau. Il s’agit de voir, de se faire voir – et j’aurais bien ajouté d’aller se faire voir, mais on me va me taxer d’être malpoli en plus d’être désagréable.
Il n’y avait qu’à voir le bal continu des meuniers, vendeurs de solutions en tout genre et autres responsables d’entités variées. Ce doit être pour ça que le sens de l’ensemble m’échappe foncièrement, puisque ce n’est pas franchement ma discipline de prédilection, bien au contraire.
Bref, je crois que je passerai mon tour à nouveau pour les prochaines éditions. Il faut savoir se ménager, parfois.