Parfois, quand tout ralentit, tout s’accélère également. C’est un peu difficile à concevoir de prime abord, mais le fait d’appuyer sur le frein provoque dans le même temps une accélération d’autres mouvements, sans doutes plus profonds et de fait moins visibles. On ne cherche généralement pas à les analyser, à les comprendre ou même simplement à les regarder en face. Entre la course des sentiments, ce qui va nous arriver ensuite, les peurs, les envies, l’enchevêtrement des réalités, de l’espéré, du possible et de l’impossible… La puissance du bruit ambiant suffit souvent à éteindre ces pensées que l’on considère comme parasites. Seulement, quand le silence se fait, on finit par se retrouver face à face avec soi-même. Une expérience douloureuse pour certains, constructive pour d’autres, mais toujours difficile.

Le confinement généralisé que nous avons connu au printemps s’apparentait précisément à une situation de ce type. En freinant, voire stoppant complètement, nombre d’activités professionnelles ou non, de nombreux individus ont du se confronter aux réalités de leurs existences. Le fait s’applique également aux entreprises, dont les fragilités ont été mises en lumière, comme je l’évoquais dans un billet précédent. On doit reconnaître à cette crise sa capacité à accélérer des mouvements, mais pas réellement à en créer. Cela touche également des métiers épargnés par le débat sur leur caractère essentiel ou non, puisqu’ils ont toujours eu le droit de rester ouverts car liés au domaine alimentaire. Pourtant, il y a de quoi s’interroger sur la réelle nécessité de leur existence, cette dernière s’appuyant plus sur une forme de luxe et de superflu qui semblent aujourd’hui bien inaccessible pour une bonne partie de la population.

Le rideau ne se lèvera plus sur la boutique historique de Fauchon, place de la Madeleine. C’est une page de l’histoire du lieu qui se tourne, et laisse sur le carreau de nombreux salariés, à la fois en vente et en production. J’ai une pensée toute particulière pour eux, dont certains comptaient plusieurs dizaines d’années de maison, et que j’avais côtoyé lors de mon court passage dans l’entreprise. J’espère qu’ils connaîtront rapidement des jours meilleurs.

La pâtisserie « fine », « haute pâtisserie » pour certains, entre autres appellations, en fait partie. Bien sûr, je ne remets pas en question le fait que les plaisirs de la vie sont indispensables pour une existence épanouie, mais quand ces derniers perdent pied avec toute forme de réalité ou de raisonnable, il y a lieu à repositionner les priorités. C’est malheureusement le cas pour une bonne partie de l’offre sucrée parisienne, portée par des pâtissiers et entrepreneurs pensant à tort qu’ils agissaient sur un marché pouvant se développer à l’infini, comme s’il y existait une large quantité dormante d’amateurs de douceurs prêts à dépenser plus de 7 euros pour un gâteau. Pour servir ces consommateurs issus de leur imaginaire particulièrement prolixe, ils ont acquis de vastes laboratoires et embauché de nombreux pâtissiers, générant des charges difficilement supportables en temps normal… et complètement étouffantes en cas de crise, comme c’est le cas actuellement.

La nouvelle enseigne Cinq Sens a ouvert en plein confinement au coeur de la très commerçante rue Saint Charles (Paris 15è). Porté par l’entrepreneur William Assouline et le pâtissier Nicolas Paciello, le projet veut emmener la clientèle dans un univers d’expériences touchant les 5 sens (sic) autour des ingrédients. Signe de l’ambition développée pour la jeune marque, une « manufacture » a également été aménagée à Pantin (93), laquelle sera prochainement ouverte au public. Au vu de la débauche de moyens au sein de la boutique, dont le décor a été très soigné, et des difficultés rencontrées par d’autres entreprises ayant un modèle similaire, il y a quelques questions à se poser sur la pertinence de ces choix (de l’emplacement au premier titre) et la durabilité de l’ensemble.

Ce phénomène se base sur deux éléments clé : une forme de reproduction malsaine au sein d’une certaine catégorie d’investisseurs, et la ferme volonté de construire une marque forte, pouvant être vendue à l’international. Seulement, pour bâtir cette fameuse enseigne qui serait connue de tous, il faut multiplier les ouvertures (et donc disposer un laboratoire apte à fournir les boutiques, ce qui nécessite à la fois d’embaucher de nombreux -et coûteux- bras ainsi que de disposer d’une superficie importante… avec un loyer tout aussi astronomique dans notre chère région capitale), si possible à des emplacements en vue et donc particulièrement coûteux… et donc fragiliser encore la structure.

Le navire amiral du Café Pouchkine, situé place de la Madeleine, n’a jamais rouvert depuis le premier confinement. Si l’on a plus entendu parler d’autres fermetures, peu d’informations ont filtré quant au sort de l’entreprise. Son laboratoire situé à Montreuil (93) a été cédé à Maison Landemaine, ce qui semble assez clair quant à l’avenir de la marque en France. Restent cette boutique et ce restaurant au décor singulier, ayant nécessité un investissement financier et humain important… qui pourraient bien tomber dans l’oubli à la faveur d’un nouvel acquéreur.

Ce que comprennent pas ces hommes d’affaires, complètement déconnectés des réalités des métiers artisanaux et ne cherchant pas du tout à s’y intéresser, c’est que nous n’évoluons pas ici dans un univers tel que celui des nouvelles technologies, où les coûts peuvent être maîtrisés grâce à un déploiement facilité… si par exemple une application peut se dupliquer à l’infini (même s’il faut ajouter des ressources serveur pour assurer la montée en charge si cette dernière est connectée), c’est bien moins le cas de produits qui nécessitent d’être façonnés par la main de l’homme.

La boulangerie-pâtisserie Perlin Tatin (Rueil-Malmaison, 92), appartenant au groupe de restauration Bistrots Pas Parisiens, a rouvert ses portes fin septembre 2020 avec à la manoeuvre deux anciens du Café Pouchkine, remplaçant Ludovic Chaussard qui avait mis en place les gammes sucrées.

Bien sûr, le phénomène est très parisien : même si le nombre de boutiques dites de pâtisserie pure a augmenté ces dernières années, porté par la valorisation médiatique du métier, les grandes agglomérations provinciales restent préservées face à cette dérive, et les acteurs locaux historiques continuent à exister voire à se développer. Ces derniers sont moins, voire pas pour certains, dépendants du tourisme international, et ont pu même profiter d’une saison d’été particulièrement fructueuse du fait d’une plus forte tendance à rester au sein des frontières françaises. A Paris, la raréfaction des publics asiatiques, émiriens et autres a été vécue comme un véritable raz de marée. Preuve en est de la disparition de plusieurs « institutions » : la place de la Madeleine en a payé un lourd tribut, avec la fermeture de Fauchon et du Café Pouchkine. Si les fermetures restent encore contenues, notamment grâce aux mécanismes d’aides (chômage partiel, PGE, …), il faut craindre une seconde vague… pas épidémique, mais tout aussi ravageuse. Certains seront bien contraints de réduire la voilure, et plusieurs boutiques sont déjà officieusement sur le marché.

La pâtisserie Bontemps (Paris 3è) a créé une identité simple mais forte autour de son fond de tarte signature et de ses sablés, déclinés au fil des saisons. L’identité visuelle très soignée et le cadre enchanteur du salon de thé participent à la réputation du lieu, dont la communication reste assez limitée : cela témoigne du réel impact du bouche à oreille sur le succès d’une entreprise, n’en déplaise aux attachés de presse et autres vendeurs d’influence. Mieux vaut concentrer ses efforts et son argent sur les fondamentaux du commerce : les actifs et le produit.

Dans un paysage rempli de colosses aux pieds d’argile, il faut se poser la question de la pertinence réelle du modèle adopté par toutes ces maisons : beaucoup ont misé sur une communication abondante, comme pour asseoir la toute puissance de leur marque, ainsi que sur tous les éléments qui forment « l’emballage » des produits : boutiques, boitages, sacs et autres éléments participant à accroître la valeur ressentie de la prestation… sans rien apporter au plaisir essentiel, celui de la dégustation. Cela masque mal le peu de cas qui est fait des vrais fondamentaux du métier que sont la qualité des matières premières, le respect des équipes et la transmission du savoir-faire. On peut aussi s’interroger sur la pérennité de ces entreprises où le chef mis en avant ne sert en définitive que de prête-nom, ne mettant au point ni n’exécutant les produits vendus sous sa « marque ». Est-ce que les consommateurs seront toujours dupes, est-ce que les personnes oeuvrant pour cette curieuse comédie peuvent être fiers de leur travail, mis à part la jolie ligne ajoutée sur leur CV ?

A proximité de la place de la Bastille, Emma Duvéré a bâti son entreprise autour de produits de pâtisserie simples et néanmoins gourmands : cookies, cheesecake, cakes, madeleines… avec un soin tout particulier porté à la qualité de l’approvisionnement en matières premières (ingrédients bio pour la plupart, circuits courts…). Une offre salée est venue compléter l’ensemble, aussi bien au déjeuner en semaine que pour le brunch du week-end.

Sans se lancer dans des prédictions à tout vent, des tendances se dessinent, s’affirment et des évolutions sont à engager pour l’avenir.
Tout d’abord, la forte représentation pâtissière s’amplifiera au sein des boulangeries. Comprenez que de plus en plus d’affaires « de quartier » seront détenues par des artisans ayant fait leurs armes dans le domaine du sucré, avant de bifurquer vers l’acquisition d’un commerce vendant du pain, des viennoiseries et autres en-cas en plus des pâtisseries. Il ne faut pas y voir une quelconque prise de passion soudaine pour l’univers de la panification, mais une forme de pragmatisme teintée de réalisme économique, ce qui n’est sans doute pas la meilleure raison pour s’orienter vers le merveilleux univers de la farine et des pâtes fermentées.

La Boulangerie Utopie est l’exemple d’une affaire reprise par deux pâtissiers avec une réussite durable. Elle tient à la fois à l’exigence d’Erwan et Sébastien ainsi qu’à leur capacité à s’entourer (et fidéliser) de boulangers talentueux tel que leur chef Xavier, qui associe maîtrise technique et créativité.

L’expérience m’a montré qu’il ne suffisait pas d’acquérir une boulangerie pour devenir boulanger, quand bien même on recrute les ressources nécessaires pour produire. La qualité d’une gamme de pains tient aussi à l’intérêt, à l’exigence et au savoir-faire qu’y consacre le chef d’entreprise, qui doit être en mesure de donner le « la ». Combien de pâtissiers sont en mesure de le faire ? Pas énormément, en définitive, la révolution culturelle à mener n’étant pas à la portée de tous. Cela ne nous laisse pas forcément présager une évolution positive de la qualité du pain pour l’avenir, même si certains chefs se prennent récemment de passion pour le levain naturel.

Dans la discrète rue Manuel (Paris 9è), Marie Dieudonné, avec sa boutique Sucré Coeur, a développé une gamme de pâtisseries à l’identité singulière en terme de visuel et de construction, avec des associations de saveurs inventives et inspirées par les produits de saison.

Après avoir atteint des sommets de sophistication, la pâtisserie devra retrouver ses fondamentaux. Première étape de la transformation : mettre de côté l’égo des pâtissiers, et abandonner l’affirmation d’eux-mêmes au travers de gâteaux qui ne satisfont en définitive que leur plaisir personnel, avec l’impression d’avoir créé quelque chose de nouveau. Comme en restauration, la culture du produit devrait être au centre de la démarche d’un artisan du sucré, avec en trame de fond le respect des saisons. Ce que l’on appelle la « pâtisserie boulangère » trouve toute sa place dans cette évolution, avec des tartes, flans, et autres produits « simples » qui peuvent être une belle source de plaisir s’ils sont bien réalisés. L’enjeu sera à l’avenir de faire bon et sain, en supprimant les substances controversées (colorants en premier lieu) et en améliorant autant que possible la qualité nutritionnelle des gourmandises. Autant dire que l’ère des entremets aux nappages épais, collés à la gélatine et chargés en sirop de glucose est amenée à trouver une fin proche, si ce n’est pas déjà le cas.

Adeline et Marc Xu (ex Maison Landemaine, Cyril Lignac, Mandarin Oriental) ont ouvert Maison Levain au 164 Avenue de Paris, Vincennes (94). Il ne reste plus rien de la boulangerie présente ici auparavant, et l’artisan, accompagné d’une solide équipe, propose une belle gamme de pains au levain naturel (avec une bonne part de farines Biologiques des Moulins de Brasseuil), de viennoiseries et de pâtisseries fines.

Je crois malgré que tout que des pâtisseries « pures » peuvent continuer à exister si elles s’attachent à développer plus de proximité avec leurs consommateurs, et en s’inscrivant durablement dans leur quotidien. Exit les codes empruntés à l’univers du luxe, la pâtisserie de quartier doit à la fois exprimer l’identité singulière de l’artisan et créer un lieu en phase avec son environnement. L’offre peut également ne plus être uniquement sucrée, le salé s’étant développé au sein de ce type de boutiques… mais encore faut-il posséder de réellement compétences en cuisine, et ainsi développer une réelle légitimité sur le sujet, ce qui n’a rien d’évident.

Chez Nanan, les deux associées ont fait le choix de développer une courte gamme de pains à base de farines Bio depuis la rentrée. En s’inspirant des travaux de Christian Rémésy et des Ambassadeurs du Pains, elles proposent ainsi des produits fabriqués à partir d’un faible ensemencement au levain naturel, dont le « Grain Nouveau ». Ce dernier est enrichi en fibres et minéraux par l’incorporation d’une farine de lentilles. Cela renforce l’ancrage du lieu dans le quotidien de la clientèle, en plus de rester rationnel de par le format choisi, puisque tous les pains sont moulés.

La crise sanitaire a engendré chez certains artisans de fortes baisses de consommation en pâtisserie. A l’inverse, d’autres se sont stabilisés voire se sont trouvés renforcés, récompensant ainsi des efforts entamés de longue date. Dans une époque incertaine et anxiogène, les consommateurs auront toujours besoin de douceurs. Si la pâtisserie est parfois malade du coronavirus, elle est surtout atteinte par ses propres travers. Le remède n’a rien de simple comme une piqure, mais tient souvent à une capacité à proposer le bon produit au bon prix, avec le service et le lieu adaptés. En bref, résoudre une bien complexe équation. De pâtissier à fin mathématicien, il n’y aurait au final qu’un pas.

  • Un présentoir en bois a été dédié aux pains dans la boutique jusqu’alors quasiment entièrement dédiée au sucré chez Nanan, avec une intégration plutôt réussie.
  • A Clichy (92), Gwendal Pécher (ex-Conticini, Carl Marletti) et Clément Carvalho ont repris la Reine des Blés depuis quelques jours, avec un style bien plus épuré ainsi que des gammes de produits rationnelles et bien exécutées. Un début prometteur, surtout en pâtisserie, qui participe à renouveler l’offre locale.
  • Le pâtissier Damien Piscioneri, qui a subi en début d’année un lourd échec dans l’affaire qu’il avait acquis dans le quartier de la gare Montparnasse, est parvenu à rebondir en prenant la gérance de l’établissement du groupe Sevin situé boulevard de Courcelles (Paris 8è). Exit Sarah Baker, d’importants travaux ont été menés pendant l’été pour afficher l’enseigne Damiano. Espérons à présent que les performances du pâtissier-cuisinier seront à la hauteur de l’investissement et des attentes du propriétaire.
  • Olfa et Sami Bouattour ont réussi leur pari en créant à l’été 2018 Arlette et Colette : l’adresse a connu un fort succès et s’est imposée comme un lieu reconnu dans le quartier. Elle vient d’être cédée à deux compagnons pâtissiers, Louis Taine (ex-Ducasse, Potel&Chabot, les Belles Envies…) et Hugo Campagne (ex-Landemaine, Kayser) qui vont pouvoir y exercer leurs talents pour le sucré.
  • Reprise à la rentrée 2019, la boulangerie pâtisserie végétarienne JUS remplace la Prairie de Thierry Racoillet. La pâtissière Julie Armand (ex Fauchon, Pic, Sketch, Ledoyen…) propose ici des produits suivant de près les saisons, aussi bien en sucré qu’en salé, à l’image de ses fameux… jus.

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