On traverse tous dans nos existences des moments compliqués, où l’on constate que les valeurs sur lesquelles on avait basé ses raisonnements et sa vision du monde sont lourdement malmenés par les faits. Celles qui animent ce blog sont assez claires, je n’ai jamais cherché à les marteler plus que de raison : il y a bien sûr la défense de l’artisanat, la recherche d’un vrai progrès et du sens, l’exigence et le refus des faux semblants… mais aussi et surtout l’accessibilité : à la fois rendre une boulangerie riche en savoir-faire et en engagements accessible au plus grand nombre, mais aussi faire porter des idées sans complexité ou grands mots inutiles. Cette volonté de partager m’anime depuis le début, avec un sincère désintéressement et l’absence d’arrière pensée visant à servir des intérêts obscurs. Malheureusement, rares sont ceux qui peuvent en dire autant sur l’échiquier de la boulangerie-pâtisserie.
Pourtant, les artisans travaillent avec des partenaires qui -à les écouter- ne sont qu’amour du métier, animés par la ferme volonté de l’accompagner pour parvenir à l’épanouissement de chaque affaire. La réalité est tout autre, mais ce n’est pas une découverte. Cela fait quelques années que je défends ici l’idée selon laquelle la boulangerie ne perdurerait que si elle mettait un terme à ses pratiques douteuses, allant de l’utilisation de mélanges prêts à l’emploi à l’approvisionnement en matières premières bas de gamme en passant, bien sûr, par le recours à l’industrie sur certaines gammes de produits. Une frange du métier m’a donné raison en s’orientant, parfois sans concession, dans cette vertueuse direction. J’ai pensé, sans doute à tort, qu’une part importante de la profession les suivrait naturellement, et j’ai donc continué à construire mon approche et mon discours dans ce sens. Seulement, les choses sont loin d’être aussi simples. A la fois parce que bon nombre d’artisans sont réfractaires au changement et à des méthodes qui leur demanderaient plus d’implication, mais aussi parce qu’il y a une clientèle pour une forme d’alimentation répondant aux standards productivistes, uniforme et à bas coût.
J’ai passé beaucoup de temps ces dernières semaines à observer la situation dans des banlieues populaires, et cela remet les idées en place. Il ne serait pas adapté d’en tirer des conclusions, mais cela suscite pour moi des réflexions profondes et m’amène à tracer d’autres chemins pour faire évoluer les pratiques. Avant d’en parler, l’essentiel est d’assembler des éléments permettant une lecture adaptée du paysage : on peut voir des choses sans jamais les comprendre, sans jamais en saisir l’essence.
Nous évoluons dans un environnement où la consommation n’a jamais été aussi fragmentée. C’est un reflet fidèle de notre société, où cohabitent des individus finissant par ne plus rien partager comme valeurs et habitudes. Il y a à la fois ceux qui cherchent à s’émanciper du consumérisme en privilégiant les circuits courts, les petits producteurs et les artisans locaux, ceux qui changent radicalement d’alimentation en s’orientant vers des régimes ‘sans’, ceux qui refusent les déchets et consomment donc majoritairement du vrac, … et ceux qui continuent comme si de rien n’était. Chaque catégorie peut se mélanger ou se recouper partiellement, du fait que chaque individu n’est pas exempt de paradoxes, l’engagement devenant une valeur à géométrie variable dès lors qu’il est question de remettre en question des notions telles que le confort ou le plaisir immédiat, à opposer avec la complexité induite par des pratiques atypiques et parfois stigmatisées.
La boulangerie est le miroir de cette époque troublée. Les « premiers de la classe », chantres des farines brutes et du levain naturel, ne doivent pas monopoliser l’attention ni masquer une forêt peuplée d’essences très disparates. Bien sûr, il y a une direction à impulser, celle de la réappropriation du métier par ceux qui le font. Pour y parvenir, il faut s’intéresser à ces mouvements qui parasitent une telle évolution, tout en renonçant aux injonctions et aux prophéties auto-réalisatrices.
J’ai longtemps regardé de loin le concept La Pétrie, en pensant naïvement et sans doute avec une forme de condescendance déplacée que son développement resterait circonscrit à une partie limitée du territoire. Je dois avouer que j’avais tort, car on retrouve à présent la marque et/ou ses prérogatives bien en dehors de son secteur historique de l’est de la France : le groupement tisse sa toile en Ile-de-France, au travers d’une présence en Essonne, en Seine-et-Marne ou plus sporadiquement en Seine-Saint-Denis et à Paris. Elle est également représentée dans l’Ouest, le Sud ou encore en Côte d’Or.
Dans le même temps, alors que nous étions nombreux à pronostiquer l’échec total de l’opération, des artisans se font installer des devantures Campaillette, avec leur code couleur caractéristique. Le concept magasin tel qu’imaginé dans l’implantation pilote du 14è arrondissement parisien ne semble, quant à lui, pas être déployé dans sa totalité. Seules certaines lignes directrices sont reprises par les artisans, de façon ponctuelle.
Il serait facile et confortable de balayer tout cela d’un revers de la main, en affirmant que tout cela n’est plus vraiment de la boulangerie et que tout le monde finira par revenir à la raison. Malheureusement la réalité est bien plus complexe que cela… car il s’agit d’une question de facilité. La facilité, dans les cas des devantures, de s’offrir à bon compte une image plus moderne et propre, la facilité, dans le cas d’un concept prêt à l’emploi comme La Pétrie, de construire une offre et plus largement un projet d’entreprise sans effort. Peut-on réellement en vouloir à ceux qui préfèrent prendre des raccourcis ? Sachant qu’ils ne se rendent généralement pas bien compte de la portée réelle de leur actes, non. Ils la mesurent d’autant moins que les discours des individus portant ces « concepts » sont bien rodés. C’est notamment le cas sur le fait de développer des gammes rationnelles et des tarifs abordables, deux sujets sur lesquels la Pétrie porte des préconisations très marquées. Tellement marquées et répétées que les artisans finissent par en être tristement uniformes, comme s’ils n’étaient plus maîtres de leur propre destin mais comparables à de simples franchisés.
Pourtant, je dois bien reconnaître que plusieurs des piliers sur lesquels reposent leur fonctionnement sont pertinents sur plusieurs aspects, et participent activement au succès de la marque. Il y a bien sûr le développement de gammes rationnelles, avec quelques produits « phare », permettant de limiter la masse salariale et facilitant donc la gestion de la structure, en plus de la rendre plus solide. Les éléments de commerce sont également bien présents, avec une attention portée au prix du produit : la « star » de leurs baguettes, la Pétrisane, est généralement affichée à 1 euro pour une baguette de 300g, ce qui la rend particulièrement peu chère. La conception des agencements participe au dynamisme commercial de la boutique : force de la grille à pains où les baguettes sont extrêmement visibles, éclairées par des spots directionnels qui participent à faire illusion sur la qualité du produit, viennoiseries moelleuses (dont la délicieuse Briotine (sic), qui n’a rien à envier aux produits industriels avec sa texture pâteuse et son goût si particulier) placées au plus près du client en libre-service, … Etre artisan boulanger c’est aussi savoir faire du commerce, et donc offrir à sa clientèle une expérience de vente agréable (ou du moins en phase avec les attentes). Ces gens-là l’ont bien compris, comme de nombreuses grandes enseignes.
L’analyse doit se poursuivre du point de vue du client : qu’on le veuille ou non, il y a bien une demande pour ce type de produit. A la fois pour des consommateurs centrés sur le prix, mais aussi pour une frange de la population pleinement habituée à ce type de pains et autres gourmandises, lesquelles sont souvent d’une origine douteuse, légèrement industrielle : l’uniformisation du goût et la présence massive ont fait leur oeuvre. Ainsi, on peut sincèrement trouver que la Pétrisane, avec sa forte élasticité et sa croûte caractéristique, la baguette Ange ou Marie sont de bons produits. C’est un fait et il sera de plus en plus avéré dans des secteurs où l’offre artisanale est de piètre qualité ou bien a complètement cédé à ce type de procédés.
Entendons nous bien : je pense que des groupements agressifs tels que la Pétrie ont une avenue devant eux. Ils peuvent se reposer sur la faiblesse des convictions entretenues par les artisans, mais aussi l’incapacité chronique de leurs concurrents à construire une offre aussi claire, percutante et cohérente puis à la déployer auprès de leurs forces de vente. Nous avons une responsabilité collective pour faire face au péril d’une uniformisation encore plus marquée de l’offre boulangère.
Elle se décline sur plusieurs niveaux : tout d’abord en meunerie, qui reste le partenaire privilégié des artisans. Les rares acteurs sincères et réellement engagés au service des artisans doivent se mettre au niveau et cesser de considérer que le service réside simplement en quelques formations et autres démonstrations à l’intérêt limité, la reproduction en entreprise restant anecdotique. C’est dans la conception de l’offre produits et son déploiement par les forces de vente qu’il faut faire la différence : en effet, les commerciaux ont vocation à devenir de véritables ambassadeurs du changement, en se préoccupant réellement de l’exploitation de leurs clients. De par leur position, ils peuvent apporter des éléments concrets de lecture du marché et générer de la réflexion, puis de l’action, chez les artisans.
Ces mêmes artisans-entrepreneurs doivent quant à eux parvenir à transformer leurs entreprises en véritables lieux de culture : culture de l’artisanat, culture du goût, culture du produit et de l’humain. On a trop longtemps abordé le métier avec légèreté alors que ce qui se passe au quotidien au sein d’une boulangerie est un fait d’importance : ces véritables héros du quotidien que sont les boulangers transforment la matière et se font les passeurs d’une chaine de savoir-faire, allant du champ à l’assiette. C’est difficilement entendable pour beaucoup mais il sera nécessaire de se rapprocher des fondamentaux que sont les grains et l’ensemble des matières premières, cassant la banalité dans laquelle les ont enfermés meuniers et autres grossistes. Cet esprit de « culture » ne peut exister derrière une enseigne : c’est incompatible, car le marketing, les affaires et le commerce prédominent sur les éléments de métier.
Cette transformation ne pourra se mettre pleinement en marche que si la formation initiale des professionnels y participe. Là encore, la notion de culture devra prédominer : inculquer les valeurs qui doivent être celles d’un artisan boulanger, lui apporter des éléments de compréhension de l’environnement concurrentiel, et bien sûr cesser de brader les diplômes en réintroduisant un véritable enseignement technologique permettant d’aboutir à des artisans prêts à exercer dans le respect des règles de l’art.
Il faudra aussi leur faire comprendre, comme d’ailleurs aux individus déjà présents sur le marché, que les emplacements particulièrement en vue ou situés dans des secteurs huppés ne sont pas forcément les meilleurs : le propre de la boulangerie est avant tout de nourrir le peuple… et pour cela, quoi de mieux que de s’installer au coeur de zones résidentielles, y compris les plus populaires d’entre elles ? A mon sens, nous devons simplement cesser de vouloir faire de la « boulangerie haut de gamme », réservée à un cercle d’heureux élus, et arrêter de considérer que créer des entreprises hors sol, au milieu de zones commerciales, a un sens pour le métier et son environnement. Les banlieues et zones rurales ne font pas rêver nos grosses têtes de la boulangerie, pourtant c’est bien ici qu’il y a un vrai enjeu et que nous devons organiser la résistance face à l’industrie et aux marques nationales. Parvenir à y faire vivre une vision engagée et riche en savoir-faire du métier, c’est la meilleure façon d’y répondre et d’écrire un autre avenir que celui que certains esprits chagrins nous promettent. Seulement, il faudra mettre de côté l’égo, le clinquant et la ferme volonté de faire une démonstration de sa réussite personnelle.
Le chemin sera long, tortueux, et il y a bien des chances qu’il finisse par être coupé par les autoroutes et autres voies rapides que tracent ces chantres du (faux) progrès et du gain facile… mais nous ne pouvons pas laisser faire – parce que l’intérêt qui se profile ici nous dépasse : collectif, grand et profond, participons-y pour enfin faire cesser cette belle vie périphérique de toutes ces tristes enseignes.