Billets d'humeur

26
Fév

2018

Une époque formidable

11 commentaires

Parfois il est nécessaire de faire un pas de côté, de s’asseoir au bord de la route, pour laisser les meutes passer et essayer de mieux comprendre le curieux mouvement qui les anime. Parviendrai-je seulement à le faire tout à fait ? Sans doute pas, mais toujours est-il que j’ai tenté l’expérience ces derniers temps. Ce n’est pas la seule raison du grand ralentissement de mon rythme d’écriture sur ce blog, mais cela l’explique en partie. Je ne pensais pas être encore là 7 ans après mon premier billet, pourtant c’est bien le cas. Pendant cette période, j’ai pu voir le secteur de la boulangerie évoluer, sans doute pas assez à mon goût. Mes convictions, elles, n’ont pas varié. Au contraire, le temps a fini par me donner raison, pas toujours sur la forme je l’admets, plus souvent sur le fond.

Nous vivons une époque formidable. Si, si, croyez-moi, voyez plutôt. Tout le monde a fini par être convaincu que la qualité devait être au centre de nos préoccupations, que l’on soit boulanger, meunier, agriculteur, industriel ou même consommateur. D’ailleurs, qu’est-ce que c’est, la qualité ? Au sens large, ce serait « la « manière d’être », bonne ou mauvaise, de quelque chose« . Selon l’AFNOR, « un produit ou service de qualité est un produit dont les caractéristiques lui permettent de satisfaire les besoins exprimés ou implicites des consommateurs« .
Cette nouvelle religion convertit chaque jour plus de fidèles. Il faut simplement comprendre que parmi tous ces prêcheurs se cachent beaucoup d’individus recherchant avant tout la réalisation de leur intérêt personnel, et se parent de leurs plus beaux atouts pour paraître engagés et sincères. Que l’on ne me parle pas de main invisible, laissons Adam Smith là où il est, ça ne marche toujours pas et ça ne marchera pas : plutôt que de mains, notre monde est fait de pieds, lesquels sont fort utiles pour écraser nos voisins.

L’empilement des démarches qualité

Des pieds, il en faut aussi pour courir, et cela tombe bien puisque notre filière a entamé une véritable course à la certification pour toujours mieux afficher sa volonté de faire bien. Toutes ces petites étiquettes empilées démontrent avant tout l’absence profonde de conviction de la plupart de nos acteurs meuniers, qui saisissent ces démarches de manière opportuniste pour offrir à leurs clients de nombreuses options, réduisant ainsi la tentation d’aller voir ailleurs. Label Rouge, CRC ou « Blé de nos campagnes », Agriculture Biologique, « De la Graine au Pain », « Robins des Champs », Valcetri, Manger Local en Ile-de-France, … les marques ne manquent pas, avec leurs kits de communication associés.

En empilant le tout, il y a moyen de faire un bel arbre de Noël. Manque juste les guirlandes clignotantes.

Cela répond à une préoccupation exprimée par les consommateurs, qui sont en recherche de produits plus sains et fabriqués localement. Si l’intention peut paraître louable et que plusieurs de ces démarches sont pleines de bon sens et d’engagement, cela rend le message toujours moins lisible en plus de cacher de réelles disparités entre ces étendards. L’humain allant naturellement vers la facilité, beaucoup choisiront l’option la plus rapide et avantageuse… à leurs yeux. A ce propos, vous savez comme j’aime mes amis de chez Agri-Ethique, j’ai déjà eu l’occasion de vous dire combien j’appréciais leur engagement et leur propension à communiquer. Leurs meuniers partenaires ont accéléré le déploiement du dispositif chez les boulangers ces derniers mois, avec un grand nombre d’artisans labellisés à travers la France. Forcément, la mariée est belle : un prix de matière première garanti sur 3 ans, l’impression de favoriser des relations éthiques et responsables avec les agriculteurs, une communication valorisante auprès du consommateur… Les journalistes ont mordu à l’hameçon, et de nombreuses dépêches locales se sont fait l’écho du discours porté par l’entité qui se vante aujourd’hui d’être « la première démarche de commerce équitable nord-nord ».

Chez Paulic, on aime cocher des cases : Qualista, Label Rouge, IGP, Agri-Ethique… il ne reste plus qu’à empiler les logos pour se donner une image de vertu.

Seulement, lorsque l’on gratte un peu le vernis, on se rend vite compte que personne ne sait bien ce qui est Agri-Ethique ou pas : quelle part du volume de céréales écrasé est labellisé ? La farine d’un boulanger adhérent est-elle vraiment « éthique » et différente de celle livrée à un autre client « lambda » ? Lorsque l’on interroge les charmants évangélisateurs, peu de réponses sont apportées, si ce n’est que les adhérents s’engagent sur un volume de quintaux ou que l’objectif n’est pas d’amener à une logique de traçabilité mais de revenir à des valeurs morales oubliées (sic), en dehors du marché mondialisé. Même constat sur l’engagement environnemental vanté maintes et maintes fois, sur lesquels les agriculteurs devraient « innover » selon le pacte signé : l’écologie n’est pas seulement une question de paroles mais aussi d’actes, et en la matière les leviers d’action ne manquent pas, surtout dans un monde agricole gangréné par des pratiques productivistes.

Pour continuer dans la même veine opportuniste, la démarche La Nouvelle Agriculture semble bien décidée à peser également sur le sujet du pain. Là encore, une grande coopérative -Terrena- est à la manoeuvre et avait déployé un stand dédié au sujet lors du dernier salon Serbotel. Sa filiale meunière Evelia est chargée de produire la farine qui sera « parfaitement tracée du champ à la boulangerie » mais aussi « locale et plus respectueuse de l’environnement », avec une collaboration entretenue auprès de 110 agriculteurs des Pays de la Loire. Si le cahier des charges pour les produits carnés impose des règles en terme d’alimentation animale, on peut légitimement se poser la question des réels engagements portés derrière ce label pour la filière céréalière.

Les personnalités se sont enchaînées sur le stand Boréa lors d’Europain 2018 : Fouzia Smouhi, Yvon Foricher… c’est à croire que tout le monde cautionne leur vision déshumanisée de la boulangerie. Ou que les convictions que toutes ces personnes savent si bien vanter manquent sérieusement de fondements.

En parlant d’engagements, il faut croire que ces derniers n’ont que peu de poids face à l’attrait de la réussite personnelle et de l’avancement. L’un des derniers exemples en date est celui de Fouzia Smouhi, qui a quitté la gouvernance du GIE CRC – Le Blé de nos Campagnes pour prendre la tête de Cérévia, qui regroupe six coopératives dans la zone Bourgogne Franche-Comté Rhône-Alpes. Après avoir oeuvré pour développer la démarche CRC en faisant entrer tous types d’acteurs dans cette dernière, au point d’affaiblir sérieusement sa crédibilité et le sens qu’elle pouvait porter, elle revient donc à ses premiers amours -on l’a connue il y a quelques années au sein de l’entreprise de négoce Bresson- avec une belle promotion. Sa succession à la tête du CRC sera sans doute bien assurée : l’arrivée fin janvier de Marc Bonnet, ex-Limagrain, Naturex ou encore Axéréal, laisse peu de doutes sur la trajectoire que suivra le GIE.

Le bonheur du double discours

Ne nous voilons pas la face : si la filière est si impliquée dans cette image de vertu qu’elle souhaite se donner, c’est qu’en réalité la plupart des acteurs ont tout simplement renoncé aux actes qui devraient aboutir à un produit de qualité. Pensez-vous sincèrement que des meuniers tels que Soufflet, Grands Moulins de Paris ou Axiane ont encore foi en l’artisanat ? Les volumes qu’ils écrasent pour les industriels, ou les solutions prêtes à l’emploi (viennoiserie, pâtisserie, snacking…) qu’ils proposent sont bien plus juteux et rentables : peu de service à apporter, moins de risques…

Axiane « Secrets d’Artisan » a récemment lancé une nouvelle gamme de farines, dont certaines sont réalisées à partir de blés CRC. Elles permettent de réaliser des produits « au goût premium » (je ne sais toujours pas ce que cela signifie !) et tiennent plus de l’invention marketing que de la réalité produit.

Il suffit de voir comment ces entreprises se sont progressivement désengagées de la boulangerie artisanale : le plan de relance annoncé pour Baguépi-Soufflet n’a jamais pris forme -mis à part un relooking récent des sacs de farine et de l’identité visuelle-, les GMP ont, semble-t-il, abandonné le déploiement de leurs nouveaux concepts Campaillette et Copaline, Axiane multiplie les effets de manche pour donner l’impression de s’engager pour ses clients (communication numérique dynamique, marketing personnalisé…) mais ne propose pas de changement concret, mis à part de nouvelles farines marketées… Ces entreprises continuent à porter leurs marques, leurs réseaux, même s’ils savent que la messe est dite depuis bien longtemps.

Banette continue de s’afficher dans des salons régionaux… sans remettre en question aucun de ses fondamentaux : on y retrouve toujours pré-mixes, rouge éclatant et snacking à foison.

C’est notamment le cas pour Banette : début 2017, les moulins du « groupe Maurey » (les Moulins Familiaux, pardon) ont quitté le groupement. Leur émancipation progressive, avec la montée en puissance de leur communication propre et d’une gamme de produits complète, s’est ainsi achevée par une clarification nécessaire. Des dizaines de « banetiers » ont ainsi suivi et sont à présent « débanettisés ». L’école Banette peine toujours à remplir ses sessions de formation, ce qui alourdit la charge des investissements réalisés dans les locaux de Briare. Du côté de Nicot Meunerie, même si l’entreprise revendique toujours une forte appartenance au groupement -faut-il rappeler que Jean-Philippe Nicot en est président-, on développe de plus en plus une identité axée sur un ancrage régional. Bien sûr, il ne serait pas question d’évoquer une sortie… mais l’absence de vision d’avenir et la domination des gros faiseurs que sont Axiane ou Storione laisse peu de doute quant à l’évolution du groupement. Les opérations commerciales nombreuses -pas moins de 9 en 2018- et le tournant pris pour laisser plus de place à l’identité de l’artisan semblent bien légers face au travail qu’il faudrait entamer pour relever réellement le niveau dans la masse des banetiers, rendus au fil des années esclaves des mécanismes et mélanges du groupement.

Le double discours touche aussi les indépendants, si tant est qu’ils le soient encore réellement. Le rapprochement opéré entre les Moulins Fouché et la Minoterie Girardeau va bien plus loin que la « rencontre » évoquée par les deux entreprises. On voit bien que la transformation de la meunerie essonnienne est en cours : la communication est de plus en plus uniformisée avec le reste des Moulins Associés et les produits sont élaborés par les équipes de l’Atelier M’Alice, à l’image de la baguette Quinoa présentée au salon Europain ou des viennoiseries. Le « centre de formation agréé » a d’ailleurs ouvert une extension à Itteville, dans les locaux Fouché, ce qui fait du lieu un véritable poste avancé proche de Paris. Si Bertrand Girardeau a longtemps cherché le moyen de pénétrer le marché francilien, il semble avoir trouvé ici le bon outil : le moulin est idéalement situé, ce qui lui permet de livrer autant l’Ile-de-France que la région Centre, et sa clientèle possède un fort potentiel de développement. Les farines Biologiques de la Minoterie Suire sont naturellement mises en avant, et les démarches Label Rouge et CRC viennent de rejoindre la gamme avec la « Signature »… ce qui évite au Club le Boulanger de voir un nouvel arrivant distribuant la farine Bagatelle en région parisienne, un scénario qui aurait été bien fâcheux pour les meuniers s’obstinant à se placer derrière cette bannière, malgré leurs différences profondes de positionnement, de qualité et de convictions.

La farine Bagatelle selon la Minoterie Trottin, avec sa dose de blé malté et d’alpha-amylases. Les différences de qualité sur cette farine sont palpables entre meuniers, et on comprend bien les différences tarifaires. La chose est bien moins évidente pour les boulangers, qui peuvent parfois choisir des farines portant la même dénomination chez différents fournisseurs… ce qui montre bien les limites atteintes par le Club le Boulanger.

La culture de l’innovation

Si l’on a pu voir des innovations apparaître dans les années 90, avec notamment le développement du Fermentolevain, des diviseuses-formeuses, le retour de farines sans additif, … on ne peut pas dire que le cru 2000-2010 ait été exceptionnel. Bien sûr, les marchands de matériel n’auront de cesse de vanter les progrès réalisés sur les fours, les équipements de froid… mais cela n’a pas révolutionné la façon de faire du pain. Heureusement ou malheureusement ? C’est selon.
Dès lors, il a bien fallu tenter d’occuper le terrain en apportant de nouveaux produits, sensés donner toujours plus de confort et d’agrément aux boulangers, souvent au détriment du savoir-faire et de la transmission du métier. Pré-mixes, viennoiseries ou pâtisseries surgelées, … tout y est passé, avec les résultats que l’on connaît.

Cela ne semble pas parti pour changer : chaque saison apporte ses nouvelles modes, qui sont autant de cycles dans lesquels se perdent certains artisans boulangers. Ce métier étant un petit monde, tout le monde se regarde et se tient prêt à saisir la dernière tendance.
Début 2017, au SIRHA, de nombreux meuniers semblaient avoir soudainement découvert les grandes qualités du maïs et de ses semoules. Les Grands Moulins de Paris ont ainsi leur Maïline, à base de farine de maïs toasté, Baguépi-Soufflet sa Bellamie (avec traçabilité garantie, s’il vous plaît !), Festival des Pains la Festive Crunchy… autant de réponses plus ou moins directes à la Pétrie et sa fameuse Pétrisane, qui marche sur les plates bandes historiques de ces grandes entreprises, lesquelles comptent parmi leur clientèle des artisans peu fidèles et sensibles autant au prix qu’aux argumentaires commerciaux bien huilés. Ce groupement se distingue d’ailleurs par sa capacité à vanter ses « innovations » : baguette de 300g à prix cassé, diagramme de fermentation pré-réglé, diviseur-formeuse « magique » permettant d’obtenir des produits aux bouts ronds… En rendant les artisans complètement esclaves et verrouillés dans leur concept, ils n’innovent pas mais contribuent à abaisser les compétences de leurs clients. Pourtant, cela n’a pas empêché les Moulins Bourgeois de produire une copie conforme de la Pétrisane : lors du dernier Europain, la baguette « Bel Air » était présentée, avec une chambre de fermentation pré-programmée. Au delà du fait que sortir la photocopieuse pour élaborer un nouveau produit est une pratique repoussante, cela me semble peu en adéquation avec la défense de l’artisanat mise en avant par ce meunier.

Chez Moulins Bourgeois, on était particulièrement fiers de présenter la Bel Air lors d’Europain 2018. Il n’y a pourtant pas de quoi : copier trait pour trait le concept de la Pétrie, avec une chambre de fermentation pré-programmée, un process au pétrissage intensif et la confiscation totale de l’intervention de l’artisan sur ce produit n’a rien de glorieux.

D’ailleurs, le groupement La Pétrie avait lancé parmi les premiers une brioche clé en mains, la Briotine. L’an passé, ils ont été rejoints par de nombreux meuniers et ingrédientistes. Eurogerm a ouvert le bal, suivi par certains de leurs revendeurs, avant que d’autres développent leur propre produit. Festival des Pains a ainsi mis l’accent sur les « moelleux » réalisés avec la farine la Festive, un choix qui reste à saluer car les recettes se basent uniquement sur des produits bruts… reste à savoir si les artisans ayant choisi cette enseigne parviendront à les reproduire au quotidien. De nombreux meuniers indépendants tels que Guénégo, Paulic, Minoterie 19, … ont fait des propositions similaires, avec parfois des listes d’ingrédients pouvant faire pâlir les industriels.

Festival des Pains a bien résumé ce qu’était toute cette agitation autour des produits moelleux : une folie. Cela ne les empêche pas de déployer de grands efforts autour de cette gamme, avec de nombreuses recettes et démonstrations.

Même si l’on peut regretter que le pain de mie et la brioche soient aujourd’hui majoritairement vendus par la grande distribution et que les artisans doivent naturellement se positionner sur ce segment, il ne faudrait pas essayer d’en faire une tendance « forte » et donner l’impression que l’on innove vraiment en relançant ces produits : d’autres l’ont fait depuis longtemps (à l’image de Foricher ou Girardeau), et l’ADN du pain français restera toujours sa croûte croustillante, qui représente un véritable patrimoine à défendre.

La vicieuse évolution du marketing

Nous vivons dans un monde d’image et de communication. Le faire savoir a fini par triompher du savoir-faire dans bien des domaines, et la boulangerie n’est pas épargnée. Les réseaux de boulangerie l’ont bien compris : à défaut d’avoir de belles choses à montrer, il faut savoir raconter de belles histoires. Ange s’est donc acheté de la vertu à bon compte en utilisant des farines CRC brillamment écrasées par la Minoterie Girardeau.

Arrivée plus récemment sur le marché, l’enseigne Boréa a été plus loin dans le développement d’une image « saine » : ils seraient le premier « réseau de boulangerie orienté bien être et naturalité ». Il ne s’agit là que d’un vernis destiné à tromper les consommateurs, car leurs pratiques ne diffèrent pas de celles des autres réseaux de boulangerie. On y retrouve en effet des viennoiseries clairement industrielles, des pâtisseries standardisées, une gamme snacking très développée… et du pain réalisé selon des process ultra rationalisés, avec emploi de préparations (comme cela a récemment été souligné dans un reportage diffusé sur France 2) – même si le blé est certifié CRC, avec des farines livrées par Foricher les Moulins, un fait par ailleurs plutôt surprenant de la part d’un meunier revendiquant si fort son engagement auprès de la boulangerie artisanale -. Les deux fondateurs -Laurent Remond et David Borréani- n’ont de cesse de mettre en avant la tradition boulangère entretenue dans la famille Borréani, et qu’ils n’auraient fait que reprendre les « recettes du grand père ». Pas sûr qu’il connaissait les pré-mixes et le levain déshydraté, mais passons.

Boréa disposait d’une copie conforme de ses points de vente sur le salon Europain : une vitrine bien déplacée quand on sait que cet événement devrait être prescripteur de tendances durables, et non pas basées sur des effets de manche marketing.

S’ils ciblent avant tout des entrepreneurs non issus de la boulangerie « traditionnelle », je trouve beaucoup plus choquant qu’un salon comme Europain leur ait donné une vitrine lors de son édition 2018. En effet, dans un « Lab Bien-être et Naturalité » créé sur mesure, ils ont pu développer au cours de multiples conférences leur vision du métier, en plus d’un large espace reprenant les codes déployés dans leurs points de vente. Ces individus ne doivent pas devenir prescripteurs de tendances pour nos artisans, au risque d’aboutir à une profession encore plus déshumanisée et dépourvue de sens qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Les investissements réalisés dans l’aménagement des lieux de vente et le discours qui y est tenu font illusion un temps : bien sûr, il ne faudrait pas prétendre que les consommateurs n’y sont pas sensibles. Le développement de ces franchises (même constat pour Feuillette) en est une bonne preuve, même si je ne pense pas que cela soit très durable : dans un contexte où le grand public sera toujours plus sensibilisé à l’importance de consommer des produits de qualité, sains et naturels, porteurs d’une vraie démarche éthique, leur écran de fumée finira par lasser et perdre de l’effet. Le cycle de la vie, en quelque sorte. En parallèle, des entrepreneurs indépendants tentent de créer leurs concepts, sans posséder eux-même le savoir-faire boulanger nécessaire pour raccrocher les wagons. Ils occupent l’espace médiatique avec des affaires sans âme. Leur destin ne sera sans doute pas beaucoup plus glorieux.

Dans la région bordelaises, les boulangeries-pâtisseries l’Opéra se distinguent par leurs superficies et l’ambiance « haut de gamme ». Seulement, les produits sont loin de l’être tout autant : pains sans saveur, viennoiseries douteuses, … l’apparence ne suffit pas toujours.

Au delà du marketing développé en bout de chaine, à destination des clients finaux, il y a aussi celui adressé aux boulangers. J’ai déjà eu l’occasion de vous dire tout le bien que j’en pensais, mais si j’étais optimiste quant aux évolutions futures à l’époque, j’avoue que j’ai eu tort de croire que l’on renoncerait si vite à ces travers. En effet, les supports de communication standardisés sont toujours nombreux, avec des opérations commerciales à foison et parfois l’encouragement à la promotion permanente via des mécanismes similaires aux chaines. Les farines marketées sont également au rendez-vous, avec des sacs toujours très travaillés et des kits boutique fournis. Je pense qu’il y a derrière cette façon de faire une vision bien dépassée du marketing, qui remonte aux grandes années de la communication de masse et à ses travers : le consommateur était une quantité négligeable, noyée dans la puissance et l’abondance des messages. Or, cette ère est à présent terminée, et nos amis meuniers devraient renoncer à l’idée même d’exister en tant que marque auprès du grand public pour s’effacer au profit de la seule identité de leurs artisans. Bien sûr, cela demande un gros travail sur leur égo, un facteur clé de la façon d’agir de ces chefs d’entreprise qui passent bien trop de temps à regarder ce que font les voisins et à se positionner en fonction. Le marché sortirait pourtant grandi d’un tel assainissement, qui devrait s’opérer avec l’évacuation progressive de grands « consultants » en marketing, lesquels ne s’intéressent pas ou peu au métier mais y ont acquis une influence forte au fil des années.

A force de biberonner ses clients avec son marketing et les histoires autour de son entreprise, Moulins Bourgeois doit à présent faire face à des situations où les boulangers s’accaparent des éléments… comme ici, dans le 12è arrondissement, où un artisan a nommé sa boulangerie « Maison Verdelot ». Un brillant hommage à la ville accueillant son fournisseur de farines.

Les solutions miracle des nouvelles technologies

Cette invasion de grands penseurs ne touche pas que le sujet de la communication : en effet, à l’heure d’une société digitalisée, nombreux sont ceux qui pensent avoir comme mission d’apporter leur grand savoir-faire numérique dans les « vieux » métiers de l’artisanat. Il faut « disrupter » à tous les étages, peu importe que l’on s’oriente dans des sens contraires aux fondamentaux de la profession. La boulangerie n’est vraiment pas épargnée : cela a sans doute commencé il y a quelques années avec d’imposants écrans installés en boutique, souvent en dépit du bon sens et sans apporter de valeur à l’artisan et à son consommateur. Internet a apporté une nouvelle vague : je suis connecté donc j’existe… sinon je meurs. C’est en tout cas ce qu’essaient de faire croire des prestataires tels que Rapidle, Miam Express et autres marabouts numériques.

Sur le salon Europain, Rapidle était naturellement présent, allant même jusqu’à sponsoriser un « pôle Start-Up ». Quelle grandeur d’âme.

Leur mécanisme est assez simple : ils déploient des armées de forces commerciales pour démarcher les artisans et les convaincre que le « click and collect » leur permettra d’acquérir de nouvelles parts de marché. Une fois le contrat signé, un site standardisé et sans âme est mis en place. Si cela attire les curieux et parfois quelques articles dans la presse régionale dans un premier temps, bien heureux sont ceux qui enregistrent des commandes régulièrement : beaucoup d’artisans se retrouvent ainsi engagés sur de longues périodes, avec une facturation récurrente, sans que cela contribue à développer leur chiffre d’affaires.
D’autres petits malins tentent de s’engouffrer dans la brèche avec des approches différentes, à l’image des Habitués : cette solution de pré-paiement ou de cagnotte s’affiche autant qu’elle le peut auprès des acteurs meuniers pour tenter de prendre de l’ampleur. Ils mettent en avant la « communauté » qu’ils construisent et le support marketing que fournirait leur solution.

De nombreux acteurs tentent de s’engouffrer dans la brèche du click and collect à destination des artisans. Reste à savoir qui aura suffisamment de clients et d’exposition pour rester sur le long terme.

Toutes ces allégations peinent à trouver du sens car on se rend rapidement compte que le business de ces entreprises n’est pas basé sur des besoins exprimés par les consommateurs mais uniquement sur des visions déformées de la réalité artisanale. Il y a, au delà de cette critique, une portée beaucoup plus philosophique à ma réflexion : dans quel monde voulons-nous vivre ? Devons-nous remplacer la chaleur du contact humain par des rapports aseptisés, où l’efficacité prime sur le reste ? La boulangerie devrait, à mon sens, rester préservée car elle est un élément important du lien social, au delà des seules préoccupations commerciales. Rentrer chez un artisan, c’est prendre plaisir à découvrir ses créations, son univers, la vie de sa boutique. La précommande, à plus forte raison pour des produits de snacking comme c’est souvent le cas, coupe tout cela en plus des achats d’impulsion.

Foricher n’a pas lésiné sur les moyens pour mettre en avant ses pains en moule et sa plateforme de commande CommanderMonPain.fr.

Le fait que des acteurs historiques du métier s’engagent dans cette voie est encore plus inquiétant : Foricher les Moulins a lancé courant 2017 un site nommé CommanderMonPain.fr où il propose à ses clients de mettre en place un service de commande en ligne centré sur quelques produits moulés, tels que la brioche ou le pain de mie. Derrière l’objectif affiché de permettre aux artisans de reprendre des parts de marché sur le segment du petit déjeuner s’ajoutent de bien curieuses idées : une gamme et des prix de vente imposés, ne prenant pas en compte les spécificités des coûts matière de chaque artisan, avec des recettes et un façonnage en moule dépourvus d’intérêt en production quotidienne.

Chez Foricher, le Petit déjeuner est, semble-t-il, devenu une obsession. Pourtant, la boulangerie devrait être force de proposition pour bien d’autres moments de vie et sur des produits autrement plus valorisants en terme de savoir-faire boulanger.

Je peine à croire que c’est ainsi que nos boulangers pourront se différencier : en les plaçant derrière une bannière uniforme et peu respectueuse de leur identité singulière, on contribue encore et toujours à les faire disparaître dans une grande masse informe. Les intentions de ce meunier n’étaient sans doute pas mauvaises, mais il a visiblement été très mal conseillé et accompagné, que ce soit dans la réflexion ou la réalisation.

Les gourous de la boulangerie

La boulangerie, comme de nombreux autres métiers, est soumise à des « cycles » qui voient apparaître des tendances plus ou moins durables. Nous avons la grande chance d’assister ces dernières années à l’apparition d’une nouvelle génération de boulangers, plus ouverts sur le monde et départis de l’influence des grands réseaux de boulangerie. Ce bel horizon de liberté ne pouvait qu’être rapidement assombri par la présence de vautours, toujours en recherche d’opportunités leur permettant d’asseoir leur pouvoir à la fois sur la profession et les individus et ainsi servir leurs intérêts personnels. Si la pratique était assumée, elle serait dérangeante mais acceptable car plus facilement détectable. Plusieurs gourous montent ainsi en puissance, avec pour chacun un vernis de belles valeurs et la ferme volonté affichée de vouloir aider la profession pour faire face aux enjeux et difficultés qu’elle connaît.

L’EIDB était naturellement présente à Europain pour attirer toujours plus de fidèles.

Thomas Teffri-Chambelland a bien compris l’engouement pour la panification au levain naturel, et plus particulièrement auprès d’un public d’adultes en reconversion. Au sein de l' »Ecole Internationale de Boulangerie », à Noyers-sous-Jabron, il a mis en place avec son équipe une formation -facturée pas moins de 14000€ (edit 28/02/2018 : 11396€HT comme précisé par Thomas Teffri-Chambelland dans son commentaire) – aboutissant au diplôme d’Artisan Boulanger bio, selon un référentiel agréé par l’Etat. Au delà des aspects portant sur les compétences métier, de nombreux autres sujets sont abordés avec les stagiaires, et c’est leur projet global qui est construit en collaboration avec l’EIDB : gamme de produits, équipement, fonctionnement de l’entreprise… Ils sortent ainsi avec des idées très arrêtées du métier, sans avoir eu réellement l’occasion de construire leur vision par l’expérience, en dehors de quelques stages en entreprise. On retrouve généralement des produits très similaires d’un élève à l’autre : pains moulés, petit épeautre de Haute Provence, brioche du Sud à l’huile d’olive, … et des concepts se rapprochant de celui déployé à La Fabrique à Pain, la vitrine aixoise de la boulangerie selon Chambelland. Les anciens élèves, même une fois installés, gardent une relation forte avec l’école et y font appel pour des choix variés, comme celui du meunier ou d’une marque de matériel.

A Lyon, dans le quartier de Vaise, la maison Deschamps déploie son concept de boulangerie-café. Un beau lieu de vie où les recettes de l’EIDB constituent l’offre de pain et de gourmandises (brioches, rochers coco…). On est loin des standards développés par la plupart des anciens élèves de cette école, il faut tout de même le saluer.

Au vu des compétences forcément limitées acquises sur une courte période, ils peuvent repasser à la caisse pour des stages de perfectionnement. La dépendance va même plus loin dans certains cas : non content de développer ses boulangeries sans gluten -une ouverture a été annoncée à Bruxelles et une autre se fera également à Bordeaux… tout cela en franchise ! (sic) -, Thomas Teffri-Chambelland et ses associés prennent des participations dans les affaires de leurs protégés. Pain Paulin au Cap Ferret ou Maison Deschamps à Lyon comptent ainsi leur grand bienfaiteur parmi leurs actionnaires… avec toutes les implications que cela génère sur leur pouvoir de décision et leur liberté d’action au sein de leurs entreprises.

L’Etoile du Berger exposait à Europain avec un stand large et visible. L’occasion pour Franck Debieu de vanter la qualité de ses formations et de sa démarche « valorisant l’humain ».

Franck Debieu s’emploie lui aussi à transmettre sa vision du métier : dans son institut de formation d’Antony, pétrissage à la main et hautes réflexions philosophiques sont au programme pour aboutir à un pain toujours plus à l’image des hommes qui le font. En insistant sur l’importance de l’intention et des humeurs, qui participeraient à développer des saveurs différentes dans le pain (sic), il s’adresse autant à un public de professionnels que de novices. Démonstrateurs en meunerie, groupes d’entreprises en opération de team-building, boulangers en quête d’un nouveau sens, … tout y passe. La démarche est bien sûr respectable, car elle remet l’humain au centre du processus de panification, mais il me semble que certaines limites sont à respecter… d’autant que là encore, on ne sait pas bien quels intérêts sont servis.
En effet, les relations étroites qu’entretient le boulanger en quête de son étoile avec Sylvain Combe, ex-dirigeant du marchand de matériel AVMA, laissent planer quelques doutes sur la sincérité des propos. Ce dernier cherche depuis plusieurs mois à peser sur le marché en jouant le rôle de « concierge », c’est à dire de conseil et d’entremetteur entre acteurs de la profession. Un artisan en recherche d’un meunier, d’un agenceur… pourrait ainsi se tourner vers lui afin d’être conseillé. Ne nous trompons pas sur l’état d’esprit : bien sûr, ces informations se monnayent car les dites entreprises devront payer leur commission et donc négocier avec l’entrepreneur-réseauteur. La farine est choisie, le matériel s’installe, Franck Debieu vend la formation, tout le monde est heureux.

A Bordeaux, dans le sympathique quartier des antiquaires, la P’tite Boulangerie n’a rien à voir avec le concept tant vanté par Pascal Rigo et ses associés : boutique quasi traditionnelle, pas de porte acquis aux prix du marché, pâtisseries fines et gamme snacking développés… Cela en dit long sur les convictions de la marque, qui cherchait sans doute à créer une vitrine tout en engageant malgré tout un boulanger associé dans l’histoire.

De son côté, Pascal Rigo -fondateur de La Boulange à San Francisco, revendue à Starbucks- voit les choses en grand et… en réseau. Après avoir vécu l’American Dream, le voilà de retour en France pour sauver la boulangerie artisanale avec ses grandes idées et ambitions. L’aventure a commencé au Cap Ferret avec la première « P’tite Boulangerie », dont les spécificités résident dans un format réduit, un investissement limité et une forte proximité entretenue entre l’artisan et sa clientèle. Après l’ouverture de sa déclinaison pâtissière, toujours sur la presqu’île du bonheur, l’idée a rapidement germé de développer un réseau de micro-boulangeries. Seulement, pour produire, il faut des mains, et plus particulièrement celles de femmes et d’hommes de métier. Notre ami, accompagné pour l’occasion de Florence Méro (passée par les éditeurs de logiciels Ciel et Sage, c’est dire si elle connaît bien le secteur) et Arnaud Chevalier (ex-Boulanger de Monge), a donc mis en place un dispositif où les boulangers sont associés et entrepreneurs. La holding réalise l’investissement initial, s’occupe de la gestion et de la communication, tandis que l’artisan n’aurait plus qu’à se concentrer sur son métier tout en montant « mécaniquement » au capital de sa propre entreprise.

Dans le Fournil la P’tite Boulangerie Notre-Dame, pas de laminoir… la viennoiserie est donc produite ailleurs, ce qui entretient la dépendance du boulanger à l’enseigne.

On peut bien se douter que notre ami n’est pas philanthrope : la P’tite Boulangerie conservera toujours 30% des parts de l’affaire et continuera donc à exercer un contrôle significatif sur cette dernière. Même si le vernis est beau, plusieurs points de leur discours ne sont pas cohérents. A commencer par le « fait maison »-« fait sur place » : leurs boutiques mettent en avant que « ici, rien n’est fait ailleurs ». Au vu de la gamme déployée dans les ouvertures bordelaises (quartier Notre-Dame et Halles de Bacalan), cela n’est tout simplement pas possible : les viennoiseries et pâtisseries demandent de l’espace de production, ce qui sous entend de disposer d’un laboratoire central pour les réaliser (au Cap Ferret pour la région de Bordeaux). A mon sens, la construction des gammes n’a pas de sens aujourd’hui et elles sont beaucoup trop étendues : où est le concept de micro-boulangerie quand on installe une vitrine froide et qu’on développe le snacking ?

Dans les Halles de Bacalan, la P’tite Boulangerie a ici bien la forme des « micro boulangeries » défendues par Pascal Rigo. Toutefois, l’espace est si restreint qu’on peut se demander quelles sont les capacités réelles de production du fournil.

La liberté de l’artisan est également tout à fait galvaudée : il sert la bannière derrière laquelle il s’est placé, et ses produits sont nécessairement orientés en fonction du concept de l’enseigne. Par exemple, la P’tite Boulangerie installe dans ses fournils des diviseuses-formeuses, qui impliquent un certain process de fabrication et des baguettes/pains aux bouts carrés. Le problème est identique pour les produits achetés à la maison mère (donc les viennoiseries/pâtisseries dans la plupart des cas), l’agencement, la communication… ou les approvisionnements. Ces sauveurs de la boulangerie française ont beaucoup insisté sur les circuits-courts, la priorité donnée aux producteurs locaux… tout en achetant de la farine à la Minoterie Suire, qui n’a rien du petit meunier régional.

La P’tite Boulangerie propose aujourd’hui principalement des baguettes, du fait de l’utilisation de la diviseuse-formeuse qui leur permet de limiter l’espace nécessaire pour la production. Quand on sait la durée de vie d’un tel produit, on peut se poser quelques questions quant à la pertinence de cette construction de gamme, d’autant que la demande en baguette au seigle ou complète reste fort limitée.

J’entends beaucoup de gens qui reconnaissent dans cette idée une possibilité d’installation offerte à des professionnels qui ne seraient pas en capacité de le faire seuls. Cela ne me convainc pas, à la fois car je suis persuadé que ce métier n’a d’avenir qu’en étant exercé de façon libre, délivrée de toutes ces marques inutiles et par des artisans maîtres en leur demeure. Les difficultés d’obtention de crédits ou de constitution d’apport sont réelles, bien sûr, mais en construisant des projets de boulangerie plus rationnels et en travaillant sérieusement sur les structures d’accompagnement des profils « qualitatifs » (voilà un service que de nombreux meuniers devraient proposer), je suis persuadé que rien n’est insurmontable.
Enfin, il y a le sujet sensible des ambitions et des associations : Pascal Rigo ne se cache pas de posséder un appétit féroce de développement et ambitionne de constituer le premier réseau boulanger de France (!) avec plus de 200 implantations à terme. Je vous laisse imaginer la difficulté à gérer les participations, les égos, les problématiques locales… sur ce volume. D’autant que pour y parvenir, la P’tite Boulangerie pourrait bien ouvrir des corners au sein de magasins tels qu’Auchan… ce qui amplifierait le manque de cohérence de l’ensemble et mettrait tous les boulangers impliqués dans l’affaire au service de leurs propres fossoyeurs. Réjouissant.

Une des boutiques l’Atelier du Boulanger à Dijon. L’intérieur est malheureusement aussi terne que la façade.

Tout aussi réjouissant que la volonté portée par Pierre Guez de développer une chaine référente en pain Biologique, sous la marque L’Atelier du Boulanger. Cette dernière a été acquise auprès de Philippe Goisneau, ex-associé de Dominique Saibron et installé depuis plusieurs années à Lyon, avec un bel emplacement à la Croix-Rousse. Le président de Dijon Céréales pourra se vanter de ce dernier fait d’armes, avant son départ prochain à la retraite : il a en effet transformé les « Pétrins Toussaint » -un réseau alors sur le déclin, notamment connu pour son fameux gâteau aux épices- en de fringantes (ou pas) boulangeries. Je ne pense pas qu’il soit très bon de vouloir multiplier les activités, à plus forte raison quand on ne possède pas une vision claire et pertinente du marché dans lequel on s’aventure. C’est malheureusement le cas ici, car il ne suffit pas d’acheter une marche et de la placer comme étendard pour se racheter une image positive. La qualité des produits en boutique témoigne bien de ce fait.

Des MOF encombrants

Ces problèmes de qualité se retrouvent tout autant dans les affaires détenues par des artisans qui devraient représenter les modèles de la profession. J’ai déjà eu l’occasion d’épingler quelques Meilleurs Ouvriers de France pour l’écart important entre les attentes que génèrent naturellement leur titre auprès de la clientèle et la réalité de leur production. Le phénomène est loin de s’être éteint, leur titre étant visiblement devenu particulièrement attirant, ce qui encourage des investisseurs-entrepreneurs à les accompagner pour développer des entreprises autour de leur nom.

Dans la dernière boutique « Thierry Meunier » de l’avenue Niel (Paris 17è), on retrouve la mention « meilleur ouvrier de France » toujours aussi gênante…

On peut bien sûr citer les inénarrables Thierry Meunier et Eric Teboul, qui semblent partis pour conquérir le monde avec des ouvertures tout azimut, la dernière en date étant au 29 avenue Niel, Paris 17è, avec des pains toujours aussi… heureux. Mickaël Morieux ne fait pas beaucoup mieux dans ses affaires charentaises, avec une boutique en plein coeur de la Rochelle où les produits comme l’agencement font peine à voir. Florian Argoud et Olivier Magne, derrière l’enseigne Farine&O, sont aussi partis dans la quête aux étoiles en ouvrant leur deuxième affaire au 10 rue des Martyrs, Paris 9è, tout en dégradant la qualité des produits proposés jusqu’alors. Joël Defives accompagne également Thierry Marx dans ses projets enfarinés : le chef aux baguettes a en effet annoncé l’ouverture de pas moins de 20 boulangeries sur 5 ans, grâce à FrenchFood Capital, un jeune fonds d’investissement dédié à l’alimentaire. Mickaël Chesnouard, que l’on connaissait à l’Atelier M’Alice, devrait se lancer prochainement dans l’arène… j’en oublie sans doute d’autres, mais le fait est assez symptomatique d’une volonté d’émancipation de ces professionnels : longtemps « reclus » au domaine de la formation, ils veulent à présent exister en dehors de ces grandes structures que peuvent être l’INBP et autres instituts.

Stéphane Glacier était partout sur le salon Europain : chez Condifa avec sa gamme de flans, sur le stand Foricher avec des pâtisseries variées, … a-t-on vraiment besoin de la caution MOF pour faire de bons produits ?

Les gros faiseurs l’ont bien compris et s’en sont emparés pour donner à leurs produits des cautions de savoir-faire. On retrouve ainsi les cols bleu-blanc-rouge associés à des préparations industrielles : chez Philibert Savours et Bridor de longue date pour Frédéric Lalos, chez Condifa pour Stéphane Glacier, … ainsi que sur des salons, où leur présence est fort appréciée pour mettre en confiance les clients potentiels.
On finit par les voir partout, en sachant qu’ils ne sont plus vraiment nulle part : le don d’ubiquité restant à ce jour un doux rêve, il faut faire des choix…

Une évolution des salons professionnels

En parlant de salons, le paysage s’est considérablement transformé ces dernières années. Europain régnait jusqu’alors en maître incontesté, concentrant beaucoup d’efforts et de moyens de la part des acteurs de la filière (meuniers, groupements, industriels, …). Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et cela a commencé avec le départ de grandes marques comme Banette, déjà absent il y a deux ans.

L’école Banette continue de tenter d’attirer des profils en reconversion, comme ici lors d’Europain 2018. C’est la seule représentation du groupement sur cet événement.

La superficie d’exposition a considérablement réduit pour n’occuper qu’un seul hall du Parc des Expositions de Villepinte. En 2018, le manque de dynamisme et d’enthousiasme était bien palpable : certains avaient fait le choix d’un stand plus petit, tandis que la liste des absents s’est enrichie (Grands Moulins de Paris, Soufflet, Metro, …). L’attitude de GL Events, société gestionnaire de l’événement, n’y est sans doute pas étrangère : en facturant des sommes impressionnantes aux exposants, avec une liste d’options à n’en plus finir, ils contribuent à rendre Europain très peu attractif. De plus, son manque d’ouverture sur le « reste du monde » et des métiers de bouche réduisent son influence, notamment face à un SIRHA toujours plus puissant et mieux reconnu à l’export, en dépit de sa localisation géographique à la périphérie de Lyon. La nouvelle organisation d’Europain -avec ses secteurs « je gère », « je vends », …- et les nombreuses tables rondes, conférences ou démonstrations n’auront pas réussi à changer la donne et on peut se demander quel sera le sort réservé à l’événement en 2020 : délocalisation, annulation, …? Nous le saurons bien vite.
Dans le même temps, les salons régionaux se développent : Serbotel (Nantes) a pris de l’importance, tout comme le Smahrt (Toulouse), Exp’Hotel (Bordeaux) ou l’Egast (Strasbourg). Les métiers de l’hôtellerie-restauration y tiennent une place importante et replacent la boulangerie-pâtisserie dans l’écosystème qui l’entoure, tout en proposant aux artisans d’autres horizons et sources d’inspiration… même si l’omniprésence de l’offre industrielle a tendance à les emmener dans la mauvaise direction, en les poussant à prendre des raccourcis que savent fort bien habiller les commerciaux des distributeurs.
Alliance Expo et ses salons BreizhProExpo, BFCProExpo, … tire également son épingle du jeu, avec des formats plus réduits en taille et en durée, ce qui limite d’autant les investissements. Les marchands de matériel organisent également ce type d’événement avec leurs partenaires (meuniers, marchands de fonds, sociétés de service…), permettant une proximité forte entre les exposants et les visiteurs, ce qui facilite les échanges et crée une ambiance conviviale fort appréciée.
Ce paysage éclaté montre que la profession peine à trouver ses références dans un environnement très mouvant, où le dernier a avoir parlé remporte souvent l’adhésion.

Des artisans toujours en difficulté, sans réelle vision pour l’avenir

C’est dans ce désordre généralisé que nos boulangers doivent évoluer au quotidien. Leurs difficultés sont souvent nombreuses, entre gestion du personnel, hausse du prix des matières premières, difficultés d’adaptation aux tendances de consommation, concurrence accrue… mais j’ai acquis la certitude que le véritable problème de la profession était le manque de vision et de convictions. Cela nous empêche de tracer des trajectoires claires et cohérentes, et de mener les artisans dans la direction qui leur permettrait de perdurer demain. On ne saurait les tenir pour seuls responsables de cette situation : leurs partenaires historiques que sont le syndicat ou les meuniers manquent cruellement de courage pour initier un changement profond dans des pratiques dépassées et contre-productives.
Je peux bien l’observer au travers de la course permanente aux transactions et nouveaux clients auxquels se livrent les meuniers franciliens : au lieu de construire des projets durables et apporter le niveau de service qui fidéliserait les artisans à long terme, ils préfèrent jouer sur l’argument des prix et de l’accompagnement financier. Les Moulins Familiaux et Moulins Bourgeois se jouent ainsi la guerre à savoir qui fera le plus gros chèque pour entrer, les mettant parfois dans des positions très inconfortables : s’ils refusent de suivre un boulanger « multi-boutiques » sur un nouveau projet, le risque est de perdre les volumes sur l’ensemble de ses affaires… ce qui contribue à faire monter les enchères, car certains ne manquent pas d’en jouer. Le prix du quintal de farine peut également être un argument redoutable, et les marchands de poudre blanche comme j’aime les appeler savent l’utiliser. Les Moulins Dumée essaient de percer de cette façon, portés notamment par leur nouvel outil de production largement capacitaire. Bien sûr, les gros faiseurs tels que Soufflet ou GMP savent sortir l’artillerie lourde quand c’est nécessaire, même s’ils sont de moins en moins visibles.
Les discours portés sur la qualité et leur grande passion de l’artisanat ne tiennent pas face à de tels agissements. Le débat n’est pas porté sur les bonnes questions et nous en paierons tous le prix à long terme : la diminution progressive du nombre de boulangeries provoquera des ruptures dans la chaine de transmission du savoir, et ce n’est pas en conservant quelques très bons artisans que nous parviendrons à former les générations futures.
Qui pense réellement à l’avenir de la profession, en définitive ? Certainement pas nos amis les marchands de fonds, qui continuent à exercer la même pression sur le marché alors qu’ils constatent bien la contraction de leur volume d’affaires. Le clientélisme entretenu avec les acteurs de grande taille du marché -boulangers ou meuniers- exclut des profils pourtant très qualitatifs. On propose ainsi des affaires pas ou mal adaptés aux boulangers, en installant parfois des passionnés dans des cases à sandwiches. Je ne vous cache pas que j’ai fini par avoir une certaine haine vis à vis de tous ces parasites. S’ils sont de véritables animaux de sang froid, ce n’est pas mon cas. J’aime ce métier et les gens qui le font, avec leurs qualités et leurs défauts.

L’urgence toujours plus pressante de réinventer et ré-enchanter la boulangerie

Le tableau est sombre, c’est vrai. On va encore me reprocher de voir tout en noir, de critiquer toutes les initiatives, de ne jamais me placer du côté du progrès. J’ai acquis la conviction que toutes ces modes, ces concepts, ne nous mènent nulle part. Nous devons nous poser des questions profondes sur l’ADN du métier et nous recentrer sur ce dernier sans faux semblant, en construisant des discours clairs, en phase avec les attentes des consommateurs : les produits doivent être de qualité mais être porteurs d’une histoire vraie, ce qui implique de reconnecter le boulanger avec le reste de la filière. Il doit s’intéresser sincèrement à l’élaboration de ses farines, aux méthodes culturales déployées dans les champs, ainsi qu’à la qualité de l’ensemble de ses matières premières. Ces efforts pourront ensuite être valorisés auprès du consommateur.
Etre plus pointu sur ce que l’on fait nous incite également à nous recentrer sur l’essentiel : il s’agit aujourd’hui de consommer moins, de faire moins, mais mieux. L’idée des affaires de boulangerie tentaculaires, impossibles à gérer pour un artisan seul et difficiles à transmettre lors de la revente, est complètement dépassé : cela ne produit pas de sens pour le boulanger, qui ne sait plus exactement quel métier il exerce, et pour sa clientèle, qui peine à identifier le professionnel pour son savoir-faire et ses fondamentaux que sont le pain ou la viennoiserie. Bien sûr, nous ne devons pas être dogmatiques mais être capables de nous adapter à une demande locale, en développant parfois des produits salés ou sucrés qui répondent à des attentes particulières des consommateurs : l’enjeu est de recréer des boulangeries de quartier, où une véritable rencontre entre un artisan et sa clientèle se produit. Pas de course à la superficie, aux jolies couleurs, au superflu. Juste l’essentiel.
J’ai quelques raisons d’espérer car je ne suis pas le seul à avoir cette vision, et quelques artisans ont déjà adopté cette voie, sans doute moins évidente mais redonnant des couleurs à la boulangerie : je vous ai déjà parlé dernièrement de Louis Lamour, de Julie et Ulysse Toulet – Au Gré des Blés, d’Antoinette à Lyon, de Biogrenelle, de la Rue Palloy à Clichy… autant de pousses qui ont éclos sur le solide béton de la « tradition ».

Richard Ruan a été parmi les premiers à parier sur l’idée d’une boulangerie aux gammes courtes et recentrée sur l’essentiel. Le succès de la Boulangerie des Carmes, à Angers, dupliqué dans la Boulangerie Corneille, est une bonne preuve de la pertinence du modèle.

Nous devons casser cette chape qui bride la créativité de beaucoup, notamment en refusant les pratiques moyenâgeuses qu’imposent marchands de fonds, meuniers ou vendeurs de matériel et matières premières. Il ne faut plus créer des esclaves, condamnés à rembourser un fonds de commerce vendu trop cher et des investissements démesurés, mais des boulangers libres et fiers de leur métier.
C’est cette voie que je veux continuer à tracer, et je vais à présent le faire de manière toujours plus poussée en développant mes activités de conseil aux côtés des acteurs impliqués dans le changement, qu’ils soient boulangers, meuniers, … Si certains arrivent avec de beaux concepts, des idées arrêtées et une vision édulcorée ou approximative du métier, je préfère partager mon expertise, développée sur plus de 7 ans, ma passion, ma curiosité… et ma bienveillance. Tout ça pour qu’un jour, je l’espère, on puisse vraiment dire que l’on vit une époque formidable, sans ironie.

On ne devrait jamais s’habituer à des situations inacceptables, on ne devrait jamais fermer les yeux sur ce qui nous fait mal, sur ce qui est contraire à nos valeurs. Pourtant, cela fait partie de notre quotidien. Peu importe le nom que l’on donne à ces concessions, à ces déplacements de curseurs, il faut savoir se protéger et accepter ce qui nous dérange. Est-ce pour autant renoncer à nos convictions, sombrer dans la triste indifférence ? J’ai longtemps pensé que oui, que l’on devait porter un engagement plein pour pouvoir prétendre être cohérent, qu’il n’y avait pas de voie du milieu. J’ai fini par apprendre que l’excès pouvait parfois créer des heurts, qu’il fallait tenter de comprendre les autres sensibilités, les autres approches de la vie, pour être plus bienveillant et éviter de juger hâtivement.

J’ai passé suffisamment de temps à arpenter les rues de Paris, à visiter les boulangeries de la capitale, à rencontrer et écouter les différents acteurs qui animent le marché. En plus de 6 ans, je suis passé par différentes phases. La découverte, où tout le monde était beau et gentil, la prise de conscience des problèmes et enjeux, où le monde s’effondrait sous mes pieds, la lassitude, le dégoût, l’envie de prendre le large… mais je suis toujours là. Qui l’aurait parié ? Pas moi en tout cas. Pour y parvenir, j’ai du accepter, ronger mon frein, tout en continuant de défendre ma vision. Seulement, il y a tout de même certaines vérités qui ont fini par m’irriter profondément.

Le marché parisien ? Un pot de confiture

Un bel exemple du pot de confitures : sur cette boulangerie, les enseignes se sont accumulées et témoignent des changements de meunier. On peut parfois retracer la superbe histoire de ces boulangeries au fil du marketing particulièrement prolixe apposé par les entreprises du secteur. A ce jeu là, il est bien difficile d'avoir le dernier mot, si ce n'est en créant une relation durable avec son client, en dehors des variables de prix, de petits cadeaux, camions miniature et porte-clés. Cela passe par l'accompagnement, la qualité... et aussi une bonne dose de vérité, car il n'est dans l'intérêt de personne de faire l'impasse sur ce qui ne va pas.

Un bel exemple du pot de confitures : sur cette boulangerie, les enseignes se sont accumulées et témoignent des changements de meunier. On peut parfois retracer la superbe histoire de ces boulangeries au fil du marketing particulièrement prolixe apposé par les entreprises du secteur. A ce jeu là, il est bien difficile d’avoir le dernier mot, si ce n’est en créant une relation durable avec son client, en dehors des variables de prix, de petits cadeaux, camions miniature et porte-clés. Cela passe par l’accompagnement, la qualité… et aussi une bonne dose de vérité, car il n’est dans l’intérêt de personne de faire l’impasse sur ce qui ne va pas.

Pour les meuniers, Paris est un pot de confiture géant : tout le monde voudrait avoir les doigts dedans, histoire de récupérer un peu du fameux nectar sucré. Seulement voilà, les choses ne sont pas aussi simples : être meunier, c’est aussi entretenir une relation de proximité avec son client, être capable de lui apporter du service et pas uniquement de la poudre blanche. Plus on s’éloigne de ses terres, plus on doit faire face à des cultures différentes et aux difficultés logistiques que créé la distance (coût de distribution, manque de réactivité, …). Alors que les femmes et les hommes à la tête de ces entreprise devraient agir de façon rationnelle, ils sont plus souvent préoccupés par des questions d’égo et de prestige. Livrer la capitale et ses artisans reconnus, ça en jette, voyez-vous. Sauf que l’essentiel n’est pas là. La forte concurrence rend les artisans volatiles et entretient un climat délétère : les prix deviennent l’un des seuls critères de choix, et les partenariats peuvent être remis en question pour des feux de paille… Ajoutez à cela la fâcheuse tendance de plusieurs meuniers à agiter leur carnet de chèques pour acquérir ou garder leurs clients, et vous obtenez un marché où les cartes sont complètement faussées. Toute la profession est tirée vers le bas.

Un nombre d’artisans en constante diminution

Vous voyez, à force de remuer dans le pot et de se servir, la confiture vient à manquer. On évoquait régulièrement le nombre de 1300 artisans boulangers installés à Paris. Marc Nexhip a lâché le chiffre exact lors de la Fête du Pain 2016 sur le Parvis de Notre-Dame : ils ne seraient plus que 1085 en activité aujourd’hui. La situation n’est donc pas aussi idyllique que les instances syndicales aimeraient nous le faire croire.


Les raisons sont multiples :

  • La consommation de Pain a baissé ces dernières années et la tendance ne semble pas partie pour s’infléchir. Cela touche l’ensemble des artisans, à Paris et ailleurs ;
  • De nombreuses affaires ne sont plus viables en raison du coût des loyers et de leur emplacement peu visible. Certaines transactions continuent à être réalisées alors que les boulangeries ne sont plus rentables : il faudrait songer à ne pas regarder que le chiffre d’affaires d’un bilan, mais aussi son résultat. Paris a changé et que les boulangeries n’ont plus forcément leur place à certains endroits. Elles seront alors naturellement remplacées par d’autres commerces ;
  • L’état dégradé de nombreuses boutiques et fournils ne permet pas d’envisager une quelconque revente de ces derniers, peu importe le prix. Cela tient à un manque d’investissement et de dynamisme de nombreux artisans, qui ont complètement laissé périr leur affaire ;
  • La qualité du Pain artisanal à Paris n’est pas si exceptionnelle qu’on aimerait le croire. De nombreux artisans, par ailleurs adeptes des viennoiseries et pâtisseries surgelées, ont perdu leur clientèle car cette dernière s’est tournée vers une concurrence plus pratique et moins chère : supérettes, points chauds, … Aujourd’hui, le Pain est disponible partout. L’artisan doit abandonner cet état d’esprit selon lequel il posséderait une suprématie naturelle sur ce produit et se remettre en question pour proposer une offre en phase avec les attentes de la clientèle.
Du pain à foison chez Marks & Spencer Beaugrenelle. La cuisson est réalisée à la vue du client et il est chaud à toute heure de la journée. Le produit est de piètre qualité mais l'aspect pratique et les prix rendent le tout assez attractif pour une certaine clientèle.

Du pain à foison chez Marks & Spencer Beaugrenelle. La cuisson est réalisée à la vue du client et il est chaud à toute heure de la journée. Le produit est de piètre qualité mais l’aspect pratique et les prix rendent le tout assez attractif pour une certaine clientèle.

Le niveau anormalement élevé du prix des fonds

Le prix des fonds de commerce explique aussi la disparition des boulangeries : en achetant des affaires très cher, certains artisans se mettent en difficulté car ils ne réalisent pas ensuite le chiffre nécessaire pour rembourser leurs créanciers.
En la matière, le marché parisien possède ses charmantes spécificités : une boutique fermée samedi-dimanche pourra être vendue entre 120 et 140% de son chiffre d’affaires… Certes, c’est une variable à prendre en compte, mais il ne faut pas lui accorder une telle importance.
Le ralentissement de l’activité depuis le début de l’année 2016 renforce la problématique : puisque les prix de vente sont basés sur les bilans des années précédentes, ils ne sont plus en adéquation avec la réalité du terrain.

Le cartel de la boulangerie

Cabinet Huchet, ALC Consultants, Cabinet Poubeau, Grisoni & Associés, Cabinet Durand-Conchez, Century 21 Horeca-Boulangerie… ils sont marchands de fonds, avocats, agents immobiliers, et ensemble ils réalisent la plupart des transactions sur Paris et sa région. Au fil des années, ces petits caïds de la boulangerie ont tissé leur cartel entre organisations syndicales, meuniers, banques et « grands » boulangers… tout ça pour s’assurer de leur influence et de la place qu’ils occupent dans ce grand de chaises musicales. On les retrouve ainsi dans toutes sortes d’événements : entre parties de golf, de karting et bien sûr les grandes messes pluri-annuelles, ils sont à la fois sportifs et endurants.

Le trophée de Golf "Farines & Financements", un des outils pour entretenir ce réseau d'influence.

Le trophée de Golf « Farines & Financements », un des outils pour entretenir ce réseau d’influence.

Des qualités bien utiles pour tenir sur la distance. Je considère à titre personnel que leur action est particulièrement néfaste pour la profession : en cherchant à tout prix à privilégier leurs intérêts et non ceux de leurs clients, ils les conduisent à faire des choix regrettables.
Les exemples de méfaits sont nombreux. Par exemple, lorsqu’ils reçoivent un nouveau « produit » dans leur portefeuille et que ce dernier est intéressant, l’information sera transmise en priorité… à leurs « gros » clients, c’est à dire les entrepreneurs multi-points de vente. Cela participe à l’uniformisation de l’offre et empêche de nombreux profils intéressants d’accéder à des affaires sur lesquels ils pourraient exprimer leur savoir-faire boulanger.

Dans les couloirs d'événements tels qu'Univers Boulangerie, on retrouve tous nos amis du cartel.

Dans les couloirs d’événements tels qu’Univers Boulangerie, on retrouve tous nos amis du cartel.

J’avais évoqué le carnet de chèque généreux de certains meuniers, c’est l’un des outils dont ils disposent pour conclure leurs dossiers en fixant leurs conditions : l’acheteur est orienté vers un fournisseur en fonction de sa propension à participer à la transaction. Dès lors, les sujets de qualité, d’accompagnement, … sont complètement occultés et seul l’aspect financier demeure, tout en coupant la liberté de choix que pourrait avoir l’artisan pour réaliser son projet. Ce sont de très mauvaises bases qui lui sont offertes pour démarrer, et il vaut mieux refuser de jouer à ce jeu, quitte à rater des opportunités, plutôt que de se retrouver pris au piège.

Le mot cartel n’est pas choisi au hasard : ce mode de fonctionnement se rapproche de celui mis en place par les organisations mafieuses. Quand on sait que le syndicat souhaite aujourd’hui devenir incontournable pour les artisans –notamment au travers du programme Regain– alors qu’il participe à ces jeux d’influence, c’est pour le moins inquiétant quant à la qualité de l’information qui sera transmise à ses adhérents.

Le secteur bancaire apporte plus de problèmes que de solutions

Aujourd’hui, toutes les banques se vantent d’entretenir des relations privilégiées avec leurs clients, de les accompagner dans leurs projets pour favoriser l’épanouissement personnel et professionnel de chacun. La vérité est bien moins idyllique : les analyses réalisées par le secteur bancaire ne sont pas portées sur le métier mais sur des critères rigides, souvent peu en accord avec la réalité du terrain et la viabilité d’un projet. Dès lors, ils pourront  refuser de suivre des jeunes talentueux, porteurs d’un riche savoir-faire et engagés dans une démarche en phase avec les attentes des consommateurs.
Forcément, les apports conséquents de certains profils en reconversion auront tendance à les attirer, quand bien même ces derniers ne disposent pas des compétences nécessaires à la bonne marche d’une affaire de boulangerie. Ils adoptent alors une attitude irresponsable à plusieurs niveaux : pour leur entreprise en réalisant un prêt risqué, pour leur client en entretenant son espoir de parvenir à mener sa barque… alors que ce sont les profondeurs qui l’attendent.

Là encore, le réseau compte : si l’on possède ou non des atouts dans sa manche, le devenir du dossier ne sera pas le même. Les connexions entretenues par certains marchands de fonds, dont des collaborateurs sont issus du secteur bancaire, participent à la danse et cassent tout espoir d’objectivité et de bon sens.

La domination d’un modèle de boulangerie éloigné de ses fondamentaux

L’action de notre cher cartel participe donc à nourrir des entrepreneurs dont le modèle de boulangerie n’est plus orienté sur les éléments fondamentaux du métier : en effet, pour la plupart, le pain et la viennoiserie sont devenus des sujets secondaires dans leur stratégie de volume. Il faut dire que ce sont des produits qui nécessitent du savoir-faire, du personnel qualifié et qui peinent à être reproduits de façon uniforme dès lors qu’on multiplie les points de vente. On prend donc quelques raccourcis, on simplifie les process -gammes standardisées, pâtes moins hydratées, farines calibrées- pour permettre à des ouvriers, au niveau de compétences parfois bien limité, de tenir les postes sans difficulté. Le niveau de qualité s’en trouve nécessairement atteint, en plus du plaisir et de l’intérêt que peut porter le personnel à la fabrication de tels produits.

Vous les connaissez forcément : ils s’appellent Eric Kayser, Rodolphe Landemaine, Pascal Garreau, Arnaud Sevin, Mickaël Reydellet, la famille Julien, Philippe Gosselin, Eric Teboul … j’en passe bien d’autres. Leurs boulangeries accordent une place toujours plus importante à l’offre de restauration, et la visibilité qu’ils ont acquise contribue à faire penser à l’ensemble de la profession que c’est la seule voie pour le succès. Je pense tout le contraire : si l’on veut que les boulangeries continuent à exister demain, elles doivent se concentrer sur leur coeur de métier et y ré-introduire autant de savoir-faire que possible. L’aveuglement doit cesser.

La tyrannie des emplacements

Ce même modèle, qui nécessite de faire un chiffre élevé pour survivre, entretient la tyrannie des emplacements : il faut être visible, donc payer un loyer élevé. Plutôt que de concentrer notre attention autour de ces aspirateurs à clients, nous devrions avoir à coeur de redonner de la vie à des affaires de quartier. C’est dans celles-ci que des artisans peuvent s’exprimer, car les contraintes sont moins fortes. La clientèle n’y consomme pas uniquement du snacking mais aussi du pain (oh !) et les gourmandises qui font la richesse de l’univers d’un boulanger.

L’urgence de développer un nouveau paradigme

Tout ceci m’amène à vous parler de ma conviction profonde : si nous continuons ainsi, nous allons dans une impasse. Cette mutation de la boulangerie parisienne la fera disparaître. Nous sommes tous responsables, à des niveaux différents certes : du consommateur au meunier en passant par le boulanger lui-même, nos comportements doivent changer.
Ensemble, nous devons parvenir à construire un nouveau paradigme. Cela passe par l’intégration de nouveaux arrivants dans le marché, qu’ils soient reconvertis engagés ou jeunes professionnels talentueux. Il s’agit avant toute chose de leur donner envie de faire les choses différemment, et de leur prouver que ça marche : doit-on rappeler que le Pain reste, encore aujourd’hui, le produit offrant la plus forte marge à un artisan ? C’est bien loin d’être le cas de la pâtisserie et du traiteur. Dès lors, si ce dernier choisit de s’y concentrer en maîtrisant sa masse salariale, il peut bâtir une affaire rentable et durable.
En raccourcissant son offre et en se concentrant sur la qualité (des recettes, des matières premières via un sourcing pointu), le boulanger se différencie de la concurrence.
Nous devons également faire du ménage dans les pratiques moyenâgeuses du « cartel boulanger », refuser de jouer à ce jeu malsain, évacuer les jeux d’influence et les dessous de table. Je sais bien que sur ce point le chemin sera très long mais le ralentissement du marché doit jouer en notre faveur : compte tenu du fait que les acquéreurs sont moins nombreux, il faut parvenir à renverser les relations de pouvoir et leur faire comprendre qu’ils ne décideront pas seuls du devenir de la profession.

Je ne désespère pas que de "vraies" boulangeries puissent exister à Paris, en se concentrant sur leur métier de base. Il y a quelques beaux exemples en région : ici chez Partisan Boulanger à Lyon (69), qui a fait le choix de vendre du pain, de la viennoiserie et quelques gourmandises boulangères. Il a ainsi fidélisé une clientèle sensible à son engagement et à la qualité de ses produits.

Je ne désespère pas que de « vraies » boulangeries puissent exister à Paris, en se concentrant sur leur métier de base. Il y a quelques beaux exemples en région : ici chez Partisan Boulanger à Lyon (69), qui a fait le choix de vendre du pain, de la viennoiserie et quelques gourmandises boulangères. Il a ainsi fidélisé une clientèle sensible à son engagement et à la qualité de ses produits.

Paris a toujours été une vitrine de la boulangerie française. Il me paraît inconcevable que nous donnions l’image d’une profession ayant pris un virage vers des activités qui ne sont pas les siennes, et qui a délaissé le Pain. Laissons les gros poissons et leur cour faire leur petit jeu de leur côté, nous avons une autre route à tracer.

Réflexions

26
Avr

2016

Etre Artisan Boulanger

15 commentaires

S’il y a bien un aveu que je dois faire, c’est celui de ne pas lire ni avoir lu beaucoup de livres dans mon existence. Peut-être est-ce par fainéantise, par envie d’aller toujours vite, trop vite, … ou bien par volonté d’affirmer une totale liberté d’esprit et de conscience, pour échapper un peu au bruit généré par toutes ces pensées tantôt concordantes ou discordantes, pour éviter de poser trop vite des mots sur le monde et les situations que je rencontre. C’est sans doute pour ça que je n’aime pas les dictionnaires. Peu importe leur taille, ils réduisent en quelques mots la définition de termes mouvants, changeants, vivants. Voilà pour moi le fond du problème : les choses ne se définissent pas de façon certaine, elles se vivent.

D’ailleurs, on ne trouve pas de véritable définition d’artisan boulanger dans de tels ouvrages. « Boulanger » ? « Personne qui fabrique ou vend du pain » selon le Larousse. « Artisan » ? « Personne qui pratique un métier manuel selon des normes traditionnelles. »
J’avoue que je ne trouve rien dans tout cela qui corresponde vraiment à l’idée que je me fais d’un artisan boulanger aujourd’hui. Cette appellation a été tellement maltraitée et galvaudée qu’il conviendrait de lui redonner du sens, et d’empêcher son utilisation abusive. Plus que chercher à définir quoi que ce soit, je voudrais simplement plaider pour une véritable prise de conscience de l’importance des mots et du fait que nous devrions songer à pousser le législateur à remettre de l’ordre dans les appellations que certains s’octroient abusivement.

Etre Artisan Boulanger, c’est… pétrir et cuire le pain sur place.

Les chaines de boulangerie ont bien compris comment tourner la législation à leur avantage en mettant en avant leur titre d'"artisan boulanger".

Les chaines de boulangerie ont bien compris comment tourner la législation à leur avantage en mettant en avant leur titre d' »artisan boulanger ».

Depuis le 25 mai 1998, date à laquelle est parue la loi Raffarin, l’appellation d’artisan boulanger est réglementée en France. Elle précise en effet que « seuls les professionnels qui assurent eux-mêmes à partir de matières premières choisies, le pétrissage de la pâte, sa fermentation et sa mise en forme ainsi que la cuisson du pain sur le lieu de vente au consommateur peuvent utiliser l’appellation de  » boulanger  » et l’enseigne commerciale de  » boulangerie « . »

C’est à la fois une bonne et une mauvaise chose : en effet, c’est sur ce texte que s’appuient de grandes chaines de boulangerie pour utiliser cette fameuse appellation. Il se limite à traiter le sujet du pain (sans s’intéresser d’ailleurs à la façon dont il est produit et au savoir-faire mis en oeuvre) or c’est bien loin d’être suffisant : qu’en est-il de la viennoiserie, de la pâtisserie et de tous les autres produits, sucrés ou salés ?

Etre Artisan Boulanger, c’est… proposer des produits 100% maison.

PLV Viennoiserie Maison, Les Journées Pro des Moulins de ChérisyLa vie n’est pas un libre-service : on ne prend pas ce qui nous arrange pour laisser les contraintes de côté. Quand on choisit de se lancer dans une voie, il faut assumer jusqu’au bout et ne pas trahir la confiance de ceux à qui l’on s’adresse. C’est précisément le cas quand des « artisans » vendent des produits industriels à leurs clients sans leur notifier. Cela touche aussi bien à la viennoiserie, à la pâtisserie qu’au reste.
Certains m’ont déjà objecté qu’ils faisaient le choix de proposer des produits qu’ils ne maitrisaient pas dans leur gamme, pour répondre à une demande et ainsi développer leur chiffre d’affaires. Le raisonnement est erroné à plus d’un titre : ils remettent en cause leur propre capacité à être force de proposition et à développer une gamme correspondant à leur savoir-faire, tout en laissant volontairement entrer l’industrie au milieu d’une offre artisanale. Le message n’est pas clair, autant pour le consommateur que pour le personnel de production ou de vente.

Echelle de viennoiseries, 30 ans de Panifour, lundi 7 octobre 2013

Faire maison, c’est se différencier par le goût et fidéliser durablement la clientèle. Ceux qui proposent une viennoiserie maison bien réalisée, avec rigueur et passion, sont reconnus et valorisés dans leur zone de chalandise… ce n’est pas un hasard.

Etre Artisan Boulanger, c’est… sélectionner ses matières premières

 

Justement, quand on ne fabrique pas, il est impossible d’être certain de l’origine et la qualité de ses matières premières. Les consommateurs sont toujours plus sensibles à ce sujet et les artisans doivent pleinement s’en saisir pour se différencier nettement.
Aujourd’hui, beaucoup de boulangers font encore confiance à des grossistes dont je tairai le nom, et assemblent ainsi des ingrédients sans intérêt gustatif, en plus d’être souvent chargés en additifs. Sous couvert de préserver leur compte de résultat, ces professionnels participent à l’uniformisation du goût et participent à un système qui les écrase.

Chez Metro et autres, on sait bien endormir les artisans pour les inciter à acheter à peu près tout... et n'importe quoi.

Chez Metro et autres, on sait bien endormir les artisans pour les inciter à acheter à peu près tout… et n’importe quoi.

Sélectionner ses matières premières ne se limite pas à la farine et au beurre pour réaliser sa viennoiserie. Des fruits pour des tartes, des légumes pour les sandwiches, de la viande et de la charcuterie, des amandes, des noisettes, … les références sont nombreuses dans les chambres froides et réserves des artisans, et même si le travail de sourcing peut être vu comme un véritable casse-tête, c’est le gage d’entretenir des relations avec des fournisseurs passionnés… et pour beaucoup des artisans également, ce qui contribue à entretenir notre tissu de petites entreprises. Bien sûr, il ne faut pas oublier de respecter les saisons et de consommer local autant que possible. Ce sont autant de gages de qualité, de goût et de fraicheur. Si les industriels savent proposer un produit identique toute l’année, la force de nos artisans boulangers doit justement d’être capable de s’adapter et de créer en fonction du marché et de l’inspiration.

Les tartes aux fruits rouges... ce n'est qu'en saison!

Les tartes aux fruits rouges… ce n’est qu’en saison!

Etre Artisan Boulanger, c’est… affirmer son identité au travers de sa boutique et ses produits.

Les boulangers ont fait longtemps confiance à des partenaires variés -meuniers, ingrédientistes, groupements…- pour leur apporter des solutions leur permettant de développer leurs gammes de produits, ainsi que le marketing associé voire même le lieu de vente où les déployer. Cette période est révolue : ces solutions « de masse » ne correspondent plus aux besoins des artisans, qui doivent se différencier pour survivre et ainsi développer leur identité.

Un lieu unique pour des produits uniques : une boulangerie artisanale.

Un lieu unique pour des produits uniques : une boulangerie artisanale.

Nous avons tous une histoire et des goûts différents : la nature même de l’artisanat devrait encourager chacun à les exprimer dans son travail quotidien, avec des produits façonnés à son image. Ainsi on pourrait découvrir des boulangeries aux pains tous différents, aux baguettes variées, … ce qui pourrait générer l’intérêt de la clientèle. Au lieu de ça, on rencontre très souvent des produits sans âme ni saveur. Le marketing ne doit pas être vu comme un outil servant à remplacer les qualités intrinsèques du produit, qui parlent bien mieux que tout discours. Beaucoup de consultants vendent aujourd’hui des études encourageant à tort les artisans à prendre de façon forcenée le tournant de la communication, en oubliant qu’il faut avant tout soigner ses fondamentaux. Inutile de raconter des histoires si l’on n’a rien à dire.

Pains, Du Pain pour Demain, Dijon (21)

L’aménagement de la boutique est un point essentiel : les agenceurs ont su imposer des ambiances toujours plus sophistiquées et éloignées de l’essence même de la boulangerie artisanale. Il n’est pas rare que le client identifie difficilement la nature du commerce dans lequel il rentre. Grilles à pains sacrifiées, matériaux aussi clinquants que fragiles, … même si l’esthétique est importante, il ne faut pas oublier que l’espace de vente doit rester un outil de travail efficace et robuste. Dès lors, plutôt que d’écouter sans esprit contradictoire les conseils et préconisations de ces prestataires, le mieux reste de trouver ses idées et inspirations en prospectant sur le terrain par soi-même… pour construire un projet unique.

Etre Artisan Boulanger, c’est… donner du sens et des valeurs à son métier.

Je crois que l’un des maux principaux que rencontrent les artisans boulangers est le manque de sens dans leur travail quotidien. Ils ont été, au fil des années, entièrement formatés dans des processus répétitifs et aliénants. Si la mécanisation des tâches et l’utilisation du froid pour la fermentation les déchargent de nombreux poids, leur attention n’en a pas pour autant été accrue sur les éléments fondamentaux de leur métier : la maîtrise des fermentations, l’attention portée aux pâtes et à leurs textures, etc. L’uniformisation des farines et l’incorporation massive d’aides technologiques n’y sont pas étrangers, car l’ensemble des compétences sont concentrées en amont, c’est à dire chez les meuniers, ingrédientistes et céréaliers.

La tourte de Seigle, Portes Ouvertes du Moulin des Gaults, 23-26 juin 2013

Des produits riches en savoir-faire, faisant appel à la sensibilité du boulanger lors de leur fabrication.

Nous devons changer de modèle, renverser la vapeur et faire en sorte que les fournils soient des lieux où la sensibilité de chacun peut s’exprimer. Plutôt que d’imposer des recettes figées, l’adaptation aux paramètres de l’environnement (farine, température, hygrométrie, four, pétrin…) doit être recherchée. C’est le seul moyen d’assurer la qualité de la production sur le long terme, tout en garantissant à la clientèle que cette dernière soit réalisée dans le plus pur respect des valeurs artisanales.

La tyrannie du snacking

La tyrannie du snacking

Parlons justement de valeurs : les entrepreneurs en boulangerie les ont sacrifiées sur l’autel du profit et de la « réussite ». Il faut aller vite, toujours plus vite, quitte à oublier qui l’on est. Défendre des valeurs d’artisan boulanger, c’est respecter ses fondamentaux et faire en sorte que le pain et les produits qui lui sont associés restent la clef de voute du fonctionnement de l’affaire. Plus on s’en éloigne et plus on se tourne vers des activités annexes, plus on affaiblit son entreprise et en définitive la profession toute entière. En allant jouer sur le terrain des autres, où l’on ne possède pas de supériorité ni de légitimité associés à un savoir-faire spécifique, on prend le risque de se faire dépasser sur tous les tableaux… et au final de se retrouver nu, sans rien pour se défendre.

Etre Artisan Boulanger, c’est… entretenir et transmettre un savoir-faire.

Tout passe par la transmission. En inculquant cette vision, ces compétences, dans les centres de formation et au cours de l’apprentissage, on met en place un cercle vertueux.
Si les meuniers doivent prendre leurs responsabilités auprès des organismes locaux (CFA, chambres des métiers, …), nos artisans ont à leur charge de respecter et faire grandir les jeunes qui s’impliquent dans leurs entreprises. Tout se rejoint : en choisissant de fabriquer l’ensemble des produits, en étant exigeant sur les process et en montrant que cela fonctionne et créé du plaisir pour la clientèle, on créé de futurs professionnels engagés et animés par la volonté de porter haut de fort les couleurs de l’artisanat.

Les produits réalisés par les élèves d'un CFA : créativité, goût et respect du produit leur ont été transmis.

Les produits réalisés par les élèves d’un CFA : créativité, goût et respect du produit leur ont été transmis.

Etre Artisan Boulanger, c’est… tout simplement aimer les gens.

J’ai croisé trop souvent des artisans aigris, qui avaient complètement oublié leur vocation première. Je pense que si l’on choisit de devenir artisan boulanger, c’est avant tout pour faire plaisir aux autres. Les autres ne sous-entend pas uniquement la clientèle, mais aussi son personnel de vente et de production. La bienveillance que l’on a vis à vis des autres se ressent dans leur manière d’agir. L’expérience nous a suffisamment prouvé que le management par la terreur n’apportait rien de bon sur le long terme.
Si l’on finit par perdre cet amour des autres à force de fatigue et de difficultés, il faut sans doute prendre le temps d’aller voir ailleurs, de s’aérer l’esprit, d’élargir ses horizons. Aller à la pèche, se promener en forêt, profiter du soleil couchant. Vivre. Vivre pour remettre de la vie et de l’amour dans le pain.

Réflexions

16
Mai

2015

Les coquelicots

Une terre brulée. Voilà en substance ce qu’on laissera aux générations futures. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir averti, d’avoir pu constater les effets néfastes de nos pratiques. Il faut croire que rien n’arrête notre nature profonde, à la fois absolue et destructrice. Plus qu’un besoin matériel, c’est en réalité ce sentiment de maîtriser ce qui nous entoure que l’on recherche. Se placer « au dessus », toujours asseoir notre domination.

Coquelicots

Il fut un temps où les coquelicots s’épanouissaient librement dans les champs de blé. L’absence de traitement et les sols fertiles permettaient ces éclosions et rendaient le paysage plus gai, le teintant de quelques notes rougeâtres. La fleur avait fini par être associée à la boulangerie et c’est ainsi qu’on la retrouve dans certaines iconographies qui ornent les murs de quelques boutiques « à l’ancienne ».

Aujourd’hui, plus rien de tout ça. Nos champs sont devenus des usines à ciel ouvert, où l’on reproduit des plantes toujours plus productives, avec des caractéristiques dopées à la conception dans des laboratoires remplis de chercheurs dotés des meilleures intentions du monde.
J’y repense chaque année en voyant les coquelicots au bord des voies ferrées. A présent, ce sont les trains qui transportent les graines, et les bas-côtés accueillent les plantes. La poésie a quitté nos campagnes pour devenir un peu urbaine, un peu désillusionnée aussi.

A défaut d’en voir la couleur, on en a parfois l’odeur. Le coquelicot est parfois utilisé en pâtisserie, plus rarement en boulangerie, pour apporter un parfum bien spécifique aux créations. Il s’associe particulièrement bien avec les fruits rouges. Même s’il a été arrêté depuis, je me souviens encore du pain au Coquelicot, proposé par la boulangerie éponyme de la place des Abbesses. Une sorte de retour aux sources, une balade dans les champs… et dans le temps.

On entend tellement parler de projets de reconversion professionnelle en Boulangerie que l’on pourrait penser que ça y est, les portes sont grand ouvertes à tous, engouffrons-nous dans ce nouvel eldorado que peut paraître ce métier pour des personnes situées « à l’extérieur ». En effet, quand une affaire tourne bien, elle est génératrice d’un chiffre d’affaire confortable, mais cela ne se fait pas sans sacrifices humains et personnels : avant de parvenir à construire une entreprise stable et pérenne, de longs mois peuvent se passer… et encore, tout n’est jamais gagné, tant l’humain est important et volatile dans ce métier artisanal.

Je ne sais pas pourquoi, mais je me dis que tout cela est bien loin d'être suffisant pour devenir un bon boulanger !

Je ne sais pas pourquoi, mais je me dis que tout cela est bien loin d’être suffisant pour devenir un bon boulanger !

Dès lors, j’ai fini par me demander si se reconvertir « sur le tard » dans cette branche n’était pas un luxe, en définitive. A cela plusieurs raisons :

  • Il n’existe pas – à ma connaissance – de formations en « cours du soir » comme c’est le cas pour d’autres CAP. Dès lors, les aspirants boulangers ne peuvent acquérir les compétences théoriques et pratiques sans quitter leur emploi, mis à part en choisissant de se former par eux mêmes puis de passer l’examen en candidat libre. Dans ce dernier cas, il faut trouver un artisan prêt à prendre le risque de vous accueillir au sein de son fournil afin de transmettre les tours de main indispensables dans la pratique quotidienne du métier. J’insiste sur la notion de risque, car il n’y a pas de statut couvrant les deux parties, dès lors, le moindre accident peut prendre des tournures de drame. Les conventions de stage ne sont réservées qu’à des individus scolarisés, ce qui n’est précisément pas le cas ;
Les prix du module CAP Pro Boulanger en 2014 à l'INBP, issus de leur brochure.

Les prix du module CAP Pro Boulanger en 2014 à l’INBP, issus de leur brochure.

  • Les formations accélérées (3, 4 ou 6 mois) en reconversion professionnelle présentent un coût élevé : plus de 7000 euros, que ce soit à l’INBP de Rouen, à l’EBP de Paris ou encore à l’école Ferrandi. Même si des aides existent, elles ne sont pas forcément simples à obtenir et le financement peut alors s’avérer un véritable chemin de croix. Bien sûr, il reste la voie de l’alternance, mais tout le monde n’est pas prêt à l’emprunter – du fait de sa durée plus longue, au minimum un an -, et quand bien même : dès lors que l’apprenti est âgé de plus de 20 ans, son coût devient particulièrement élevé pour l’entreprise… Ce qui a pour conséquence directe un refus net et sans appel de la plupart des artisans, dont les moyens demeurent limités ;
  • Au delà de la formation en elle-même, une pratique du métier en tant qu’ouvrier est nécessaire pendant une à deux années. Ce point est souvent négligé, à tort : pendant cette période, le jeune et frais boulanger aura tout le loisir de confronter sa vision du métier à la réalité du quotidien, et parfois à mesurer le fossé qui existe entre les deux. De plus, cela lui permettra de devenir un professionnel efficace et à même de tenir les différents postes du laboratoire. Ce n’est pas le cas des adultes en reconversion professionnelle qui font le choix de reprendre une affaire dès l’obtention de leur CAP, et c’est une grave erreur : en effet, en cas d’absence inopinée de l’un de leurs salariés (et elles sont malheureusement fréquentes), ils ne sont pas en mesure de le remplacer « au pied levé », ce qui met en péril l’équilibre de leur entreprise et sa capacité à assurer sa production. Certes, des solutions d’intérim existent, mais elles sont coûteuses et il est difficile d’y recourir si l’on vient de reprendre son affaire, avec toutes les charges que cela implique.
    Une telle situation est ressentie non seulement par le client – puisqu’il voit la qualité varier – mais par les salariés de l’entreprise : ils détiennent en effet un véritable pouvoir sur leur patron, car ce dernier est pleinement dépendant de leur présence et de leur implication. Avec des rapports hiérarchiques quasi-inversés, la situation devient vite intenable et ce n’est qu’une question de mois avant que le « château de cartes » s’effondre.
Un exemple de reconversion que l'on peut qualifier aujourd'hui de réussie : celle de Camille Rosso et Florentine Bachelet. Installées depuis maintenant deux ans dans le 17è arrondissement, elles sont parvenues à faire leurs preuves. Même si l'histoire continue de s'écrire au quotidien, le chemin n'aura pas été de tous repos pour les deux amies.

Un exemple de reconversion que l’on peut qualifier aujourd’hui de réussie : celle de Camille Rosso et Florentine Bachelet. Installées depuis maintenant deux ans dans le 17è arrondissement, elles sont parvenues à faire leurs preuves. Même si l’histoire continue de s’écrire au quotidien, le chemin n’aura pas été de tous repos pour les deux amies.

Au vu de ces éléments, il faut donc disposer d’un capital important avant de se lancer dans cette aventure, ou bien être dans une situation personnelle qui nous laisse une certaine liberté. Dès lors, les conjoints peuvent être mis à contribution, et l’aventure devient familiale…
Dans tous les cas, mieux vaut oublier l’idée de se lancer dans la boulangerie pour faire travailler les autres et récolter les fruits de leur labeur. Malheureusement, c’est un mal qui a tendance à se faire de plus en plus courant. Sans vouloir me lancer dans un jeu de pronostics malsain, de nombreuses affaires de ce type finiront par être de nouveau sur le marché de la vente… si ce n’est pas déjà le cas.

Nous devrions être les premiers amoureux de notre patrimoine, de notre culture, ne jamais manquer une occasion de les défendre et d’en montrer le meilleur. C’est pourtant loin d’être le cas, car l’habitude et le sentiment d’avoir affaire à des produits qui n’ont rien d' »exceptionnel », dans le sens qu’ils font partie de notre quotidien, ne nous incite pas à en faire la promotion. Ce « mal » est assez ancré chez nous, et dans le cas de la boulangerie, il pourrait bien aboutir à la lente disparition du savoir-faire.

Pour autant, à l’international, tout cela rayonne encore vivement… et particulièrement dans au pays du Soleil-Levant. Comme quoi il n’y a pas de hasard. Ainsi, ce peuple est tout particulièrement passionné de Pain, de Pâtisserie ou de Gastronomie en général. On ne compte plus les cars de touristes qui débarquent à l’assaut de nos institutions parisiennes et contribuent ainsi à faire « tourner les affaires ».

J'aurais bien aimé vous nommer ce guide, mais je ne comprends pas vraiment la couverture.

J’aurais bien aimé vous nommer ce guide, mais je ne comprends pas vraiment la couverture.

Ce qui est pour moi le plus singulier et remarquable, c’est leur capacité à établir un inventaire précis et détaillé de nos spécialités. On ne compte plus les guides et magazines japonais dédiés à notre capitale, ces derniers représentant un véritable travail de fourmi : la plupart du temps, on y retrouve des photographies détourées avec le plus grand soin, ainsi que des informations et conseils pratiques. Tout est prévu : les façons d’optimiser ses journées, les lieux à ne pas manquer…

Les spécialités boulangères sont décrites sur une double page, avec photos de produits, de boutiques, et de personnes...

Les spécialités boulangères sont décrites sur une double page, avec photos de produits, de boutiques, et de personnes…

J’ai réussi à mettre la main sur l’une de ces curiosités nippones, laquelle est assez généraliste. Restaurants, boulangeries, pâtisseries, boutiques de mode, épiceries fines… de nombreuses adresses y sont référencées et il est difficile de maintenir l’ensemble des informations à jour : certains des produits et photographies présentés ne sont plus d’actualité, mais cela demeure bien anecdotique compte tenu de l’ampleur de la tâche.

Ici, un focus sur les produits de Gontran Cherrier. On reconnaît d'ailleurs l'artisan et deux de ses anciens vendeurs. S'ils me lisent, j'en profite pour saluer les sympathiques Thomas et Benoît !

Ici, un focus sur les produits de Gontran Cherrier. On reconnaît d’ailleurs l’artisan et deux de ses anciens vendeurs. S’ils me lisent, j’en profite pour saluer les sympathiques Thomas et Benoît !

Ce qui m’interpelle, c’est la volonté d’aller plus loin et de rendre le tout « humain » : en effet, des vendeurs et propriétaires de boutique sont représentés et ont même droit à leurs petites bulles. Je ne comprends pas ce qu’ils disent, mais tout cela a l’air charmant. Les japonais semblent donc avoir bien saisi l’importance des hommes et des femmes qui créent l’ensemble de ces douceurs qui leurs sont chères. Malgré tout, il est aussi fait mention de produits bien moins artisanaux et qualitatifs, à l’image de certaines marques de distributeurs curieusement représentées.

Même travail sur les pâtisseries, avec un beau travail de mise en scène.

Même travail sur les pâtisseries, avec un beau travail de mise en scène.

Le succès que rencontrent nos boulangers et pâtissiers à l’international est bien illustré par ce type de guide. D’ailleurs, j’avais pu en consulter certains entièrement dédiés aux pains, viennoiseries et autres gourmandises. Le portrait dressé de chaque boutique était réellement saisissant. La question qui demeure pour moi est de savoir quel est le but recherché : volonté de ne rater aucune des spécialités, ou bien de s' »approprier » ce savoir, ces connaissances, pour les reproduire ensuite ? Ce rapport passionnel brouille les cartes, et la recherche d’une certaine forme de perfection trouve rapidement ses limites dès lors qu’il s’agit de produits vivants.

Cela s'étend aussi aux restaurants, avec des prises de vue précises sur les assiettes et plats.

Cela s’étend aussi aux restaurants, avec des prises de vue précises sur les assiettes et plats.

Dans tous les cas, je pense que nous aurions tout à gagner à développer des équivalents en version française, car les guides de qualité demeurent rares ou partiels autour de ce riche patrimoine. Ils ne sont pas inexistants, certes, mais ils manquent cruellement de cette approche « humaine », de ces apports pratiques et de détails sur les produits.

Voir et goûter l'essentiel de Paris en trois jours, avec un emploi du temps bien précis, voilà le but de ces deux pages, redoutablement efficaces.

Voir et goûter l’essentiel de Paris en trois jours, avec un emploi du temps bien précis, voilà le but de ces deux pages, redoutablement efficaces.

Billets d'humeur

23
Juin

2013

Une saison gâchée

Beaucoup d’activités humaines sont soumises au facteur climatique. Certes, les degrés d’importance sont différents et si cela peut parfois mettre des vies en jeu, il s’agit plus souvent de biens matériels remplaçables et/ou réparables… C’est un peu plus gênant dans le cas de l’alimentation, où le mal serait bien difficilement réversible, mais ne tombons pas dans le catastrophisme. Même si les risques de famine sont plus faibles aujourd’hui, des personnes ne parviennent pas encore à manger à leur faim chaque jour, la faute à des moyens financiers insuffisants ou à un environnement difficile.

La nature est verdoyante et les cours d'eau vigoureux... mais cela ne parvient pas à faire oublier la grisaille.

La nature est verdoyante et les cours d’eau vigoureux… mais cela ne parvient pas à faire oublier la grisaille.

En parlant de difficultés et d’environnement, je crois que l’on peut dire que nous aurons vécu une saison particulièrement troublée, à la fois pluvieuse, froide et désagréable. La grisaille se retrouve aussi bien au dessus que dans nos têtes : notre moral a tendance à être en berne, et cela s’explique aussi bien par des raisons physiques que par la lassitude que l’on peut ressentir avec cette vue déprimante.

Du côté de la boulangerie-pâtisserie, ce manque d’enthousiasme a un effet direct sur les ventes : en semaine, les clients sont moins incités à déjeuner en extérieur ou sur le pouce, ce qui impacte négativement les ventes de salades et sandwiches, le week-end, ils n’ont pas forcément une forte envie de « fêter » quoi que ce soit, réduisant ainsi leur consommation de desserts. Ajoutez à cela une conjoncture économique bien mouvementée, et vous obtenez un tableau qui peinerait bien à satisfaire nos artisans. L’impact sur les restaurateurs, dont les terrasses sont désertées, se répercute à son tour sur les commandes de pain, de viennoiseries et pâtisseries qu’ils peuvent passer à leurs fournisseurs… le tout produisant une sorte de cercle vicieux, l’ensemble de l' »écosystème » étant touché.

De plus, on nous prévoit un été fait d’orages et de périodes chaudes/humides comme nous avons pu en connaître ces derniers jours. Ces dernières sont sans doute les plus difficiles pour les boulangers, car le pain est particulièrement attaqué par ce « climat » similaire à celui connu dans les tropiques. Les croûtes perdent très rapidement de leur consistance après la sortie du four, et pour cause : le pain fait office d’éponge à humidité. Dès lors, les pertes peuvent être importantes : j’ai parfois vu des baguettes ne « tenir » qu’une trentaine de minutes… et il est bien gênant de proposer à son client un produit dans cet état. Bien sûr, de petites fournées réalisées en continu au fil de la journée permettent d’éviter de générer trop de casse, mais ce n’est pas une pratique à la portée de tous nos artisans pour des questions de personnel et d’organisation.

Les problèmes ne se concentrent pas en bout de filière, mais aussi en amont, où la campagne de récolte du blé devrait débuter avec deux à trois semaines de retard… sans considérer la qualité de la céréale, qui risque d’être fortement compromise si elle ne sèche pas à présent.

Bref, vous l’aurez bien compris, cette saison est gâchée pour nous tous, la boulangerie-pâtisserie n’est pas épargnée et je pense que certains hésiteraient parfois à ressortir Mont-Blanc, Paris-Brest, … et autres pâtisseries chocolatées, souvent mises en valeur en période hivernale. Il faut dire que nos fruits de saison sont de qualité plutôt médiocres : chargés d’eau, ils se conservent mal et ne dégagent que bien peu de parfum. Qui aurait envie d’une tarte aux abricots ou aux pêches complètement aqueuse ? Pourtant, c’est sans doute ce qui nous attend… Restent les fruits surgelés, purées de fruit et autres conserves pour tenter de donner un semblant de saison aux vitrines.

Aurons-nous le plaisir de voir un peu de soleil « durable » dans les semaines à venir ? Rien n’est moins sûr, mais nous ne pouvons que le souhaiter… autant pour notre plaisir que pour celui de nos artisans.

Réflexions

30
Mar

2013

Savoir s’adapter

1 commentaire

Les espèces vivantes qui sont présentes aujourd’hui sur la surface de notre planète doivent leur longévité à une qualité essentielle : leur capacité d’adaptation à un environnement changeant. La terre n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui, que ce soit en terme de conditions climatiques, de relief ou de végétation. De la jungle au désert, il  n’y a presque qu’un pas qui peut rapidement être engagé… Comme pour les activités économiques, en définitive. La conjoncture change rapidement, et les périodes de crise ou de reprise s’enchainent continuellement.

Nos artisans boulangers ne sont pas à l’abri de toutes ces variations, et ils doivent donc être en mesure de s’adapter pour survivre. En réalité, leur attention doit être autant portée sur l’état du marché que sur les attentes des consommateurs. Une boulangerie est le reflet d’un quartier, d’un environnement. Il serait donc bien difficile de développer une gamme qui ne corresponde pas à la clientèle locale. Certains artisans peinent parfois à trouver la « bonne note », la mesure vis à vis des moyens et des goûts développés au sein de leur chalandise : c’est un élément à ne pas négliger lorsque l’on s’installe ou que l’on reprend une affaire. Pour les chaines, difficile d’adapter complètement un concept, qui repose justement sur l’uniformité des points de vente et les économies d’échelle que cela permet. D’autres parviennent à se multiplier tout en cherchant à mettre en avant leur « singularité locale ». Eric Kayser le fait avec une certaine habileté, en proposant dans ses boutiques des « pains signature » portant le nom des quartiers où il s’implante, même si les bases demeurent bien souvent identiques. Si l’on va au delà de cette pratique marketing, on peut s’intéresser à des démarches plus poussées et honnêtes. Même si l’on peut reprocher à Gontran Cherrier son caractère médiatique et sa propension à se multiplier, l’artisan et ses équipes n’en savent pas moins capter la couleur locale et lui proposer une offre adaptée.

Une forêt noire, des éclairs, ... la gamme de pâtisseries développée chez Gontran Cherrier à Saint-Germain-en-Laye répond à la demande de "classiques" dictée par la clientèle locale.

Une forêt noire, des éclairs, … la gamme de pâtisseries développée chez Gontran Cherrier à Saint-Germain-en-Laye répond à la demande de « classiques » dictée par la clientèle locale.

C’est le cas notamment à Saint-Germain-en-Laye, dans sa toute dernière boutique. Ici, les adaptations ont été nombreuses : côté pâtisseries, de grands classiques de notre répertoire sucré sont déclinés, alors que c’est beaucoup moins le cas sur Paris : éclairs chocolat ou café, forêt noire, … Dans cette commune des Yvelines, la population assez bourgeoise et aisée apprécie les produits traditionnels. Même constat du côté des pains, où les créations les plus « agitées » n’ont pas franchi les portes : ainsi, pas de pain à la banane et au poivre, et une offre plus réduite en propositions vendues au poids. En effet, la clientèle ne comprenait pas l’intérêt de ce mode de vente, et s’orientait plus naturellement vers des pièces « figées ». Dès lors, difficile d’aller contre.

Boulangerie Tembely, Paris 18è

Pour d’autres, les contraintes se situent plutôt sur le plan tarifaire : il serait bien difficile de demander à une population peu aisée de mettre 8 euros du kilogramme dans un aliment de base tel que le pain. Est-ce un tort ? Cela devrait-il les contraindre à consommer un pain médiocre ? Certainement pas. Quelques uns le prouvent, comme le fait de façon admirable Anis Bouabsa et sa boulangerie Au Duc de la Chapelle ou bien Swan Casenove et son équipe chez Tembely, en plein coeur du quartier de la Goutte d’Or. Ici, pour des prix très doux, on peut s’offrir de délicieuses baguettes de tradition, des pains au levain savoureux, entre autres spécialités.

Je parlais également de conjoncture et d’environnement, et en la matière, l’artisanat a bien du soucis à se faire. Les industriels ou semi-industriels redoublent d’efforts pour s’implanter au plus près des consommateurs et leur proposer des équivalents « crédibles » à ce que sait produire un boulanger aujourd’hui : boulangeries « Ange », Marie Blachère et autres… mais aussi grandes et moyennes surfaces. A mon sens, la vraie réponse s’inscrit dans une adaptation par la qualité de l’offre artisanale : que ce soit en terme de matières premières, de méthodes de travail (longues fermentations, utilisation de levain naturel…) ou de diversité des produits, il est nécessaire de sortir des carcans imposés par certains réseaux boulangers ainsi que des recettes standardisées que la profession a développé au fil des années. Au delà du pain, ce sont des gourmandises accessibles mais néanmoins porteuses de marge qui doivent se développer… sans recours à l’industrie !

Caméléons d’aujourd’hui et de demain, nos artisans doivent donc développer leur souplesse et leur ouverture d’esprit… pour que les boulangeries vivent, et ce le plus longtemps possible.

C’est beau, la finance. Enfin, ça l’est surtout pour ceux qui détiennent des capitaux, et de fait un certain pouvoir dès lors qu’il s’agit d’investir ou réaliser des transactions. Bien sûr, tout dépend de ce que l’on fait de ses fonds, mais il n’en demeure pas moins que certains prennent grand plaisir à sortir de leurs métiers « de base » pour faire des incursions dans des domaines à la forte rentabilité potentielle…

La boulangerie en fait partie, il ne faut pas s’en cacher : une affaire bien située, avec une importante chalandise, peut représenter une véritable « machine à cash ». Cela fait abstraction de toutes les difficultés inhérentes au métier : personnel, matières premières, niveau de qualité à assurer au quotidien… mais ce n’est pas la préoccupation principale des investisseurs débarquant dans le milieu. En effet, ils se contenteront bien souvent d’employer un personnel peu qualifié, avec un niveau de qualité tout juste moyen. Pas besoin de faire plus si on a l’emplacement… et ils savent l’avoir : pour cela, la meilleure façon est de faire monter les enchères, ce qu’ils sont parmi les seuls à pouvoir se permettre.

On m’a récemment parlé de la -possible- prochaine entrée en lice sur la capitale de groupes asiatiques, ainsi que de restaurateurs aux assises financières solides. Cela pourrait bien donner un visage bien terne à la boulangerie parisienne, et même française à plus long terme, n’offrant au consommateur que des propositions uniformisées et standardisées, toujours pour des raisons de réduction des coûts et de multiplication. Le mouvement n’est pas nouveau : des entreprises comme Paul ou Eric Kayser ont depuis plusieurs années exercé une « pression » sur les fonds de commerce de boulangerie.

En dehors de Paris, la situation restera bien entendu différente, mais là encore les difficultés ne manquent pas : des enseignes comme la « boulangerie de Marie » se développent et rendent la tâche plus difficile aux artisans, notamment grâce à leur caractère pratique. Installés dans des zones commerciales, souvent de façon « couplée » à une offre alimentaire généraliste, le consommateur ne voit plus l’intérêt de se tourner vers un « vrai » artisan… d’ailleurs, ils en sont aussi, en définitive, puisque le pain est fabriqué sur place. Les frontières deviennent floues, les cartes troublées, c’est ainsi que les choses deviennent compliquées.

Compliquées, surtout pour les boulangers réellement talentueux, ceux qui pourraient offrir beaucoup au métier et à leur clientèle. Sont-ils condamnés à rester de simples ouvriers ? Bien sûr, le recours bancaire n’est pas impossible, mais on a souvent tendance à ne prêter qu’aux riches… Les meuniers aident aussi à l’installation, une action pertinente puisqu’elle assure par la même occasion leur survie, dans le cas des minoteries dites « artisanales », dont le métier reste encore aujourd’hui de fournir de la farine aux artisans et non pas à l’industrie. Il faut parvenir à faire front face à ces grandes entreprises, et au delà de l’ouverture, la pérennité de l’entreprise doit être assurée. Pour cela, il ne faudrait pas se limiter à réaliser des sandwiches comme certains savent très bien le faire, mais parvenir à mettre en valeur ce qui fait toute la singularité du savoir-faire d’artisan, au travers de pains variés et savoureux, de créations originales… et bien sûr créer une véritable relation de proximité avec la clientèle.

Le goût. C’est pour moi, chaque jour, une bien difficile tâche que de le comprendre et de tenter de l’exprimer afin de le partager avec le plus grand nombre. En effet, je ne pense pas qu’il doive d’être l’apanage d’un petit nombre de privilégiés, certes bien heureux de leur sort, mais en définitive bien seuls dans leur tour d’ivoire… J’en parle souvent, mais j’aime ce côté simple et accessible, tout en étant très riche, que possède le pain.
Seulement, comment distinguer un « bon pain » d’un « mauvais » ? Nous sommes là dans le domaine de la subjectivité, et il me paraît difficile d’établir des critères précis visant à apprécier un produit.

En réalité, il faudrait aussi parvenir à prendre en compte la multiplicité des procédés de fabrication pouvant être mis en oeuvre par les artisans. Prenez la baguette de Tradition : elle doit être composée de farine, d’eau, de sel, de levure et/ou de levain. C’est tout, mais c’est déjà beaucoup : sur chacune de ces matières premières, il y a possibilité de faire varier le goût du résultat de façon surprenante. Bien sûr, la plus évidente reste l’utilisation ou non de levain, qui apporte toujours un goût caractéristique, même si ce n’est pas forcément de l’acidité. Viennent ensuite les temps de pousse, la manière de pétrir, de façonner, … Bref, il y a de quoi faire.

La fameuse grille d'évaluation de Steven L. Kaplan.

La fameuse grille d’évaluation de Steven L. Kaplan.

Cependant, certains se sont évertués à tenter de développer des critères objectifs pour juger le pain. Steven L. Kaplan, universitaire américain, professeur à l’Université Cornell (New York), également chargé de cours à Sciences Po et à l’École normale supérieure, en fait partie et il a eu l’occasion de le démontrer au travers de son ouvrage paru en 2004, où il « court le pain », dressant un guide des meilleures boulangeries de Paris selon ses critères. Les connaissances de cet homme sur l’histoire du pain et son expérience de dégustateur sont incontestables, mais cela permet-il pour autant d’être aussi « catégorique » ?

Steven L. Kaplan et Alexandre Viron sont à l'origine de ce projet d'évaluation de la baguette Rétrodor.

Steven L. Kaplan et Alexandre Viron sont à l’origine de ce projet d’évaluation de la baguette Rétrodor.

Plus récemment, il a élaboré une grille d’analyse pour la minoterie Viron. Cette dernière s’oriente plus particulièrement vers la baguette phare de l’entreprise, la fameuse Rétrodor, mais elle devrait nous orienter vers ce qui serait une « bonne » baguette de Tradition. Voyons plutôt…
L’analyse s’effectue sur la base de 6 critères : aspect, croûte, mie, mâche, arôme(s) et goût(s).

  1. Aspect : premier objectif : « susciter » la gourmandise ». Droiture et régularité, accompagnés par une couleur jaune doré non cloquée (signe d’une mauvaise maîtrise de la pousse lente, ndlr) et coups de lame réguliers. Sole lisse, signe d’une cuisson sur four… à sole.
  2. Croûte : dimension sonore : le pain doit « chanter » à sa sortie du four. Elle doit être mince et croustillante, ce qu’une faible pression des doigts peut confirmer. Odeurs de caramel voire de noisette. Bruit « de tambour » lorsque l’on tapote la sole.
  3. Mie : sa couleur crème ou nacrée doit s’accompagner d’une texture élastique et souple, moelleuse au toucher et fondante en bouche. Présence d’alvéoles irrégulières, sauvagement distribuées.
  4. Mâche : croustillant puis fondant, le pain doit offrir une mâche aisée et fraiche, avec une révélation graduelle de la puissance du goût.
  5. Arômes : c’est l' »âme » du pain. Les premiers arômes proviennent de la croûte, puis de l’intérieur, en ouvrant la baguette verticalement. On doit ainsi retrouver des notes de beurre, de céréales chaudes, d’épices, de fruits frais, secs ou confits… Ces dernières sont issues, pour la plupart, de la caramélisation de la croûte.
  6. Goûts : Il s’agit ici de séparer saveurs et arômes, ce qui n’est pas une chose aisée. Les sensations sont en effet imbriquées les unes aux autres. La baguette doit offrir rondeur et ampleur afin de procurer une impression de moelleux et d’onctuosité en bouche. La saveur doit être « longue » et là encore rappeler le beurre, les noisettes, les fleurs, les fruits ou même le caramel…

Chacun des critères est pondéré : l’aspect est sur 3 points, la croûte sur 3, la mie également, la mâche sur 1 et enfin les arômes et goûts sur 5 chacun. Cela revêt une certaine forme de cohérence, puisque le consommateur recherche avant tout un produit savoureux, avec des textures marquées.

Description des critères d'appréciation, Dossier de presse Rétrodor

Bien sûr, je pourrais bien difficilement remettre en cause la pertinence de cette grille d’évaluation, même si son principe même n’est pas vraiment dans mes valeurs. Cependant, j’ai du mal à rejoindre Steven L. Kaplan sur cette description des arômes, qui reste à mon sens largement surjouée et en définitive peu conforme à la réalité vécue au quotidien sur le terrain : peu de baguettes offrent réellement ce parfum « de beurre », même si l’aspect noisette et céréales se retrouvent – forcément – plus communément. De plus, il s’agit là d’apprécier la baguette Rétrodor, élaborée selon un diagramme bien particulier. Rien à voir avec d’autres produits, réalisés avec du levain – même en petite quantité -, notamment.

Bon, d'accord, manger du pain c'est chouette, mais peut-être ne faudrait-il pas trop en faire ?!

Bon, d’accord, manger du pain c’est chouette, mais peut-être ne faudrait-il pas trop en faire ?!

Parmi les artisans réalisant la fameuse baguette des minoteries Viron, peu parviennent aujourd’hui à lui donner toutes ses lettres de noblesse. Longtemps considérée comme une référence parmi les baguettes de Tradition, la Rétrodor a perdu au fil du temps de sa superbe, sans trop que l’on sache si cela tenait à un manque de dynamisme des artisans ou du moulin lui-même. Bien sûr, certains artisans continuent à lui rendre hommage en la réalisant de façon tout à fait savoureuse : je pense notamment à Raoul Maeder, Xavier Doué dans le 16è arrondissement, Gilles Levaslot et ses Gourmandises d’Eiffel dans le 7è arrondissement, et par extension plusieurs des adresses du Grenier à Pain, dont le diagramme de la baguette de Tradition est plus ou moins directement issu de la Rétrodor, la matière première étant toujours livrée par Viron.
En banlieue proche, Pascal Flandrin en propose une de bonne tenue également, même si un peu salée à mon goût. Ce critère n’a d’ailleurs pas été évoqué par Steven Kaplan, alors qu’il est aujourd’hui central à mon sens : longtemps, cet ingrédient a été utilisé pour donner du goût, et on doit tendre à présent vers une réduction de son taux dans les produits de panification.

Ce que je reprocherais en définitive aux moulins Viron, et c’est un écart par rapport au sujet initial que je fais ici, c’est d’axer la plupart de ses efforts autour de la gamme Rétrodor : on retrouve en effet de nombreuses déclinaisons plus ou moins gourmandes de cette dernière, alors que je pense qu’il serait plus intéressant de travailler avec les artisans à la mise au point de produits réellement plus variés, avec des farines diverses (seigle, épeautre, …) et des propositions qui nous changent vraiment de la boulangerie « de Tradition » telle qu’elle a pu se développer depuis l’application du décret Pain de 1993 (et même avant, puisque la Rétrodor date de 1990)… 20 ans déjà, nous devons aujourd’hui aller plus loin !

En définitive, même si cela fait un peu réponse de normand, je pense que le bon pain est avant tout celui qui a une certaine force d’évocation pour nous, celui qui éclaire nos repas et s’intègre à notre culture… et pour cela, difficile d’établir des critères froids et objectifs.