Après avoir critiqué les marronniers des autres, il faut croire que c’est mon tour d’en planter – serait-ce l’âge de raison, celui où l’on prend des habitudes, où l’on s’assagit… ? J’aimerais bien, mais non. Pour être tout à fait précis, rien dans le formidable terrain que représente la boulangerie ne m’incite à aller dans ce sens, bien au contraire : il serait plutôt question d’aller plus loin dans la pratique… mais j’y reviendrai plus tard.
Si l’on peut considérer que 2020 avait été une année « blanche » en terme de transactions et mutations d’importance sur le secteur parisien, la situation est tout autre aujourd’hui. On pourrait presque glisser malicieusement que tout Paris est à vendre, et ce serait à peine exagérer : la crise sanitaire aura laissé des traces importantes sur le marché, non seulement car elle aura amplifié des fragilités existantes, mais aussi engendré une fracture dans la confiance que pouvaient avoir les artisans en l’avenir.
J’avais déjà évoqué la fin progressive d’une génération d’artisans à succès : elle se poursuit aujourd’hui. La grande question, à laquelle nous commençons à avoir une réponse à peu près fiable, est de savoir à quelle forme de boulangerie cela profitera et qui reprendra les affaires à transmettre. Force est de constater que cela participe à la concentration du marché, ces emplacements ayant un coût non négligeable. Pour autant, est-ce une fatalité ? N’y-a-t’il pas l’opportunité de faire vivre une autre vision de l’artisanat, plus respectueuse de ses fondamentaux et de ses codes, au sein de la capitale ? Je veux y croire et certains signaux faibles montrent que cet espoir n’est pas tout à fait vain.
Pour y parvenir, il faut cependant quelques ingrédients sélectionnés, comme dans toute bonne recette. Cela commence par un quartier résidentiel, où le commerce alimentaire peut encore avoir une vraie place. Ensuite, le terrain doit être favorable au projet : oublions les fonds de commerce sur-tarifés et les faux bons emplacements, voyons plus loin et misons sur le potentiel des quartiers en transformation. La création est aussi une piste à explorer : cela permet non seulement de façonner pleinement le projet et l’outil, sans la crainte d’une rupture douloureuse avec l’existant, mais aussi de redonner vie à des lieux. Compte tenu de l’augmentation de la vacance commerciale, les opportunités se développent…
… et quelques-uns s’en saisissent, à l’image de la Boulangerie Milligramme, dont l’ouverture aura lieu d’ici quelques jours au 3-5 rue du Plateau, Paris 19è, en remplacement du feu restaurant Tsipora (fermé courant 2020). A deux pas du parc des Buttes Chaumont, les entrepreneurs à la tête des lieux nous promettent des pains au levain à base de farines de blés anciens, des viennoiseries et pâtisseries 100% maison ainsi qu’une large gamme de snacking. A suivre.
Pendant ce temps-là, d’autres réinvestissent des lieux ayant déjà vendu du pain par le passé : au 44 rue Monsieur le Prince, Paris 6è, l’Epi du Prince prend la place d’un restaurant ayant ouvert de façon (très) éphémère, lequel avait lui-même effacé une boulangerie. Le projet est porté par les propriétaires de l’épicerie-traiteur attenante Les Pieds sous la Table avec la volonté de proposer des gammes authentiques, à l’image des pâtisseries inscrites dans la tradition ou des viennoiseries maison. Pour le pain, c’est en Côte d’Or qu’ils ont choisi de s’approvisionner, à défaut de s’improviser boulangers. Ils sont ainsi livrés tous les mercredis des généreuses miches au levain naturel fabriquées à Sacquenay par les équipes des Champs du Destin. Espérons pour eux qu’ils trouvent une clientèle fidèle à ce rendez-vous hebdomadaire.
Si l’on redescend le boulevard Saint-Michel pour se perdre dans le quartier touristique (par le passé !) proche de Notre-Dame, c’est rue de la Harpe que la seule actualité boulangère se déroule avec la reprise de la « Boulangerie Saint-Michel » (détenue auparavant par le groupe Bertrand) par Paris Baguette France. Le groupe coréen fait le pari de se redéployer après la fermeture de son point de vente de la rue Gaillon… en continuant de cibler des zones de passage, ce qui témoigne de son orientation marquée en direction des activités de restauration rapide.
L’aménagement de la boutique laisse d’ailleurs peu de place au doute sur ce sujet, car le pain est noyé dans l’ensemble, à l’inverse de l’offre salée qui occupe un emplacement privilégié. Quand on voit les difficultés du groupe, pourtant tentaculaire, à imposer sa marque et à exploiter des boutiques avec une offre cohérente, il y a quelques questions à se poser sur sa compréhension du marché français.
D’autres choix d’emplacements m’interpellent, avec cette fois des personnes ayant pourtant mieux compris le contexte dans lequel évolue la boulangerie : l’enseigne Urban Bakery, portée par Jhemima et Grégory Desfoux, compte se multiplier comme des petits pains. Déjà présente à Vincennes et dans les 8è, 10è et 20è arrondissements, elle s’installera prochainement rue Lepic (Paris 18è, en lieu et place de l’enseigne Paul), rue de la Reynie et place de la République/boulevard Magenta. Si ces trois secteurs sont indéniablement des lieux de passage, je m’interroge quant à la place de l’offre boulangère : plus simplement, y vend-on vraiment du pain ? J’en doute un peu, en souhaitant que l’avenir me donne tort car l’identité de la marque est intéressante, riche en valeurs et pertinente : des produits simples travaillés à partir de matières premières de qualité (farines Bio et/ou paysannes, produits de saison…), des boutiques de taille raisonnable et des investissements rationnels sans payer des fonds de commerce de boulangerie sur-côtés (puisqu’il s’agit généralement de créations). Il faudra aussi parvenir à gérer une croissance rapide du parc, ce qui n’a rien d’évident du fait de la tension en termes de ressources humaines.
Ce facteur n’a pas l’air d’arrêter les rouleaux compresseurs présents sur le marché parisien. Il m’aurait été difficile de passer à côté du déploiement façon Buzz l’éclair -vers l’infini et au delà- mené par le groupe Landemaine : aussi bien sous l’enseigne traditionnelle Maison Landemaine que vegan avec Land&Monkeys, les ouvertures se suivent à un rythme effréné.
Rue de Turenne en lieu et place d’une agence SNCF, avenue de Versailles en remplacement des époux Cocardon (partis cette fois vers un projet bien éloigné de la boulangerie artisanale) ou prochainement rue Lecourbe, rien ne semble pouvoir arrêter le couple franco-japonais, doté aujourd’hui d’un outil de production adapté (avec la reprise de l’ancien laboratoire du Café Pouchkine à Montreuil)… même si toutes les boutiques ne rencontrent pas le même succès : République a ainsi beaucoup souffert de la pandémie et des mouvements sociaux, Monge n’a jamais vraiment décollé, Lille alterne entre ouvertures et fermetures de longue durée… ce qui ne semble pas entacher l’optimisme des entrepreneurs, ni même de ses partenaires financiers.
Il leur en faudra d’ailleurs une bonne dose, associée à de la patience, pour mener à bien les travaux de leur nouvelle acquisition du 15è arrondissement, lesquels semblent rencontrer des imprévus repoussant l’ouverture à une date ultérieure. Pendant ce temps, à quelques pas, la disparition de la Maison Pichard a été actée début septembre comme évoqué précédemment ici. Le nom du repreneur, que je n’avais pas indiqué à l’époque, n’est pas inconnu aux connaisseurs de la boulangerie francilienne puisqu’il s’agit de Frédéric Comyn, déjà propriétaire de la Pâtisserie Colbert (Sceaux, 92) et du lot Au 140/Pâtisserie de l’Eglise (Paris 20è). En alignant ainsi dans son escarcelle trois véritables institutions, l’artisan devient un peu notre Stéphane Bern du métier, ayant à coeur de préserver le patrimoine face aux assauts des entrepreneurs avides d’emplacements… avec tout de même une fâcheuse tendance à y placer des boutiques au style si particulier que savent bien concevoir mes amis de Mosaïc Agencement.
Dans les « beaux » quartiers, c’est une autre marque qui se développe : Chez Meunier s’est installé en haut du boulevard Malesherbes, accentuant ainsi son maillage dans le secteur. L’enseigne d’Eric Teboul s’est imposée ses dernières années et compte bien continuer à marquer son empreinte avec des boutiques très standardisées, ce qui contribue encore à l’uniformité du marché… comme si nous en avions vraiment besoin. L’entrepreneur s’est d’ailleurs délesté d’une de ses affaires historiques : le 15 rue de Belleville a été cédé à Wael Achache, lui aussi à la tête d’un petit empire (avec notamment la Rose de Tunis, les boulangeries L’Arbre à Pains à Paris 17è, Saint-Ouen et Saint-Denis ou encore Le Cap à Vitry).
Pour finir sur le sujet des mastodontes, le groupe Sevin a acquis une boulangerie dans le 10è arrondissement, au 19 rue Bouchardon. L’établissement est en travaux.
A quelques mètres de là, l’aventure de la Miche qui Fume, tenue par Laurent Venuat, a pris fin après 6 années pendant lesquelles l’artisan aura du affronter des vents contraires, à l’image d’événements mettant à mal l’activité du quartier ou du renforcement de la concurrence. J’avais beaucoup de sympathie pour l’homme, que j’avais croisé au cours de son processus de reconversion professionnelle. Je profite de ces lignes pour lui souhaiter du bonheur pour la suite, et tout autant à son successeur.
Pour en finir avec le 10è arrondissement, difficile de passer à côté de la -forcément- médiatique ouverture prévue le 24 septembre de la boulangerie de Christophe Michalak, nommée Kopain, au 60 rue du Faubourg Poissonnière. Dans un entretien accordé au Figaro, le pâtissier a détaillé sa vision du métier et les grandes lignes de son projet : pas de croissant ni de pain au chocolat, quelques baguettes « pour les casse pieds » (ça fera plaisir à ceux qui en consomment et aux milliers d’artisans qui en vivent), des pains réalisés à partir des prestigieuses farines Bio des Moulins Bourgeois tarifés dès 10€/kg, ce qui permettrait de les qualifier d’accessibles (sic). Je ne vous cache pas que cela me fait pousser un soupir d’ennui, mais cela montre que le chef d’entreprise a fini par comprendre quelles étaient les activités susceptibles d’être rentables…
… c’est aussi le cas pour l’ex-associé du chef Cyril Lignac, David Van de Kapelle. Après avoir accompagné le cuisinier super-star dans ses aventures pendant de nombreuses années, l’homme à la casquette plutôt administratif et financier s’est pris de passion pour la boulangerie. On relativisera le mot passion à la lueur de son développement rapide : il compte déjà deux boutiques dans la capitale à l’enseigne Binôme, ayant récemment ouvert au 87 rue Didot, Paris 14è… tout en évoquant déjà l’acquisition d’une troisième avant la fin de l’année. Une question me revient toujours quand j’observe de telles trajectoires : suffit-il d’acheter des boulangeries pour devenir boulanger ? Je laisse à chacun le soin de se faire sa réponse.
En descendant vers le 15è arrondissement, on s’arrête au 25 rue des Morillons, où le pâtissier Marc Lecomte vient de reprendre sa première affaire, nommée Pompona en référence à la fameuse variété de vanille. Après avoir évolué au sein des brigades d’établissements prestigieux (La Réserve du Peninsula, le Laurent, Apicius) et exercé en tant que consultant, l’artisan revient à des réalisations plus terre à terre dans une véritable boulangerie de quartier. Seul ombre au tableau : on ne passe pas si facilement des arts sucrés au pain, et il faudra sans doute du temps et de la pratique pour être réellement au niveau dans cette discipline… mais pour y parvenir, je suis certain que l’accompagnement des Moulins Bourgeois sera aussi précieux que continu.
Le 35 rue Violet ne semble pas parvenir à fidéliser les entrepreneurs : après le passage éclair de la Maison Meignan (et sa fin digne des meilleurs escrocs), c’est la boulangerie Gourmandises Paris (que l’on regrettera un peu, beaucoup ou… pas du tout) qui a tiré sa révérence cet été pour être prochainement remplacée par la première boutique de Merouan Bounekraf, révélé dans l’émission Top Chef. Ce sera une bonne occasion pour lui et ses associés de découvrir qu’il n’est pas si facile de passer à la télévision à la boulangerie, l’ambiance étant assez différente entre les jolis plats ou gâteaux et la contrainte d’une production quotidienne.
Autre nouvel arrivant dans le métier, Lionel Livet a repris cet été la boulangerie Faubourg Saint Charles (134 rue Saint-Charles), précédemment détenue par les Moulins Viron, pour la renommer en « Boulangerie Temple ». Si l’homme connaît le métier sous l’angle des affaires pour avoir oeuvré au sein de la Maison Kayser en tant que directeur des franchises pendant 6 ans, cela ne développe pas pour autant une quelconque légitimité ou aptitude à gérer une entreprise de boulangerie artisanale… et surtout d’y proposer chaque jour une production de qualité. Preuve en est qu’il y a, sur ce sujet, encore un petit bout de chemin à parcourir compte tenu du caractère assez moyen de l’offre.
Pour chercher l’élite de la boulangerie, il faudrait plutôt traverser Paris pour faire escale au 17 rue des Moines : la Boulangerie Baptiste y a ouvert ses portes, avec comme prestigieux ambassadeur le Meilleur Ouvrier de France Joël Defives. Seulement, quand on s’intéresse de plus près à la structure, on comprend vite qu’il ne s’agit en définitive que d’un prête nom : le boulanger n’est que très largement minoritaire, et continuera sans doute à dispenser ses formations à travers la France, notamment pour le compte du groupement Banette dont il est devenu un véritable garant du savoir-faire. Il ne suffit pas de mettre en place des recettes, il faut aussi les exécuter, former et fidéliser des équipes… ce qui est un autre métier, sans doute plus prenant, mais qui permet également de garantir à la clientèle une qualité de produit à la hauteur des attentes -légitimes- que suscite le titre de MOF fièrement affiché.
Au centre de la capitale, Régis Colin semblait inamovible au sein de sa boulangerie du 53 rue Montmartre, qu’il occupait depuis 20 ans. Pourtant, dans le courant de l’été, l’affaire a été cédée à la nouvelle génération de la famille Huré -ici Quentin-, qui reprend les produits développés dans les affaires des parents en leur temps. De son côté, Guillaume Huré s’est installé au 6 rue Linné, Paris 6è.
Du côté de Bagnolet, plus précisément en face du Metro Gallieni au 33 avenue du Général de Gaulle, l’entrepreneur Stéphane Moa (accompagné de son associé François Lhuillier) a ouvert un nouvel établissement en pied d’un programme immobilier neuf. Si son attachement au métier de boulanger semble léger, son orientation vers la restauration rapide fait moins de doutes, comme en atteste la large salle destinée à la consommation sur place. Cet emplacement le change toutefois de ses terrains de jeu habituels, ses autres affaires étant concentrées à Boulogne-Billancourt et Issy-les-Moulineaux… avant la prochaine ouverture, prévue à Puteaux.
On terminera sur le sujet des ouvertures avec une nouvelle boulangerie signée Terroirs d’Avenir rue Jean-Pierre Timbaud (Paris 11è), prévue pour mardi 21 septembre… la dernière avant la prochaine, sans doute du côté du projet Morland Mixité Capitale, dont la livraison est estimée en fin d’année. J’aurai l’occasion de revenir sur le sujet bien avant cette échéance.
Bien sûr, l’été est aussi la période d’activité privilégiée des agenceurs de magasins, lesquels profitent des congés pour transformer les espaces de vente. Ainsi, plusieurs boulangeries telles que la Flûte de Meaux (Paris 19è), Legay Choc (Paris 3è), la Maison Coët (Paris 10è), L’Artisan des Gourmands (Paris 15è, dans un style très… chargé signé Gaïa Agencement), Le Panier ou David Baillon (Neuilly-sur-Seine, 92) affichent aujourd’hui de nouvelles couleurs.
C’est tout pour cette année. Je passe sans doute à côté de plusieurs actualités, mais c’est le jeu, et je pense avoir déjà été très (trop ?) exhaustif. Rendez-vous à la rentrée prochaine pour un nouveau billet de ce type, ou pas.
Beau travail d’investigation. Bravo!