Des miettes, là, sur la planche à pain. Ces quelques restes de croûte écartés par la force de compression du redoutable couteau se destineront sans doute à la poubelle, peut-être sera-t-on tenté d’en saisir quelques unes du bout de nos doigts, pour quelques instants de gourmandise fugace. Juste sentir craquer sous nos dents ces morceaux insignifiants de prime abord. Ce parfum de torréfaction que l’on peut parfois retrouver avec les pains bien cuits.
Ces miettes ne sont rien, mais en réalité elles sont tout. Elles concentrent ces détails, ces notes qui font que la vie a du goût. Miettes de vie, miettes d’envie. Ce qui pourrait bien rester lorsque l’on a tout perdu. On voudrait bien les effacer d’un coup de manche, mais elles demeurent, comme incrustées dans nos esprits et nos coeurs.
Des détails. Quelques images, des clichés, des instantanés. Cela pourrait être bien peu de choses, mais c’est sans doute ce qui compte le plus pour nous. Ces miettes, ces bribes, peuvent nous inspirer autant que nous détruire. On se doit d’attacher de l’importance aux détails, bien sûr, mais il faudrait savoir rester dans la mesure, dans le domaine du raisonnable. Difficile dès lors que l’on est humain.
Le problème, c’est quand ces miettes sont plutôt liées à un processus d’effritement, à une perte de consistance. En séchant, le pain peut alors se décomposer, des morceaux peuvent s’en détacher et on commence alors à comprendre que la fin est proche, qu’il ne sera bientôt plus possible de le consommer. L’esprit aussi peut tomber en miettes. Là, il ne sera plus question de saveur, mais de perte, d’oubli, d’un éloignement irréversible avec soi-même. Eloignement vis à vis des autres également, et du monde plus généralement. Difficile de les rattraper, ces miettes, de parvenir à recoller les morceaux pour recomposer l’ensemble qui se tenait là auparavant. Un travail de fourmi – vous savez, ces spécialistes des miettes – qui est bien rarement couronné de succès.
Ce à quoi je veux en venir en écrivant tout cela, c’est que nous ne devons pas oublier que notre monde, et nous-mêmes, sommes avant tout constitués d’une infinité de petits rouages, de ces fameuses miettes, qui ne sauraient s’accorder si l’on décidait d’adopter une vision trop globale, trop généraliste de l’homme et de son environnement. Si jamais on décidait de ne plus récupérer ces fragments de vie pour tenter de leur donner du sens, nous serions très certainement perdus. Pourtant, c’est le chemin vers lequel on tend, un monde où tout serait aseptisé, où le pain, lors de la coupe, ne laisserait plus ces petits éléments qui marquent son passage dans les lieux, dans les bouches aussi. A la place, un océan de platitude et d’uniformité, de propreté et de certitudes. N’oublions pas que nous sommes tous des miettes, avant toute chose. De formes, de couleurs, de consistance différentes, mais la nature de la chose ne change pas. Cet état nous impose de rester humbles, respectueux de nos semblables qui s’activent à nos côtés pour exister et ne pas être complètement noyés dans la masse, puis jetés négligemment à la poubelle, broyés par un système qui les dépasse. Broyer des miettes, j’avoue que l’idée et l’image ont un petit côté effrayant : une sorte de processus sans fin, visant à parvenir à une mouture toujours plus fine. Une sorte de farine, au final, mais farine pour faire quoi ? Un nouveau pain ? Un nouvel ensemble que l’on voudrait à nouveau diviser, déguster, détruire puis finalement oublier ?
N’allons pas trop loin, gardons les pieds sur terre. Contentons nous de regarder les miettes de pain comme des amies bienveillantes, sans plus de complications ou de symboles obscurs. Vivons, tout simplement.
Une Ode à la Miette 🙂 J’en déclame souvent moi aussi et je pousse des cris d’orfraie lorsque quelqu’un s’avise de les jeter négligemment.
A vrai dire, c’est ce que je préfère, les miettes ; c’est tellement engageant, étonnant et surprenant. Et savoureux : le matin, je fabrique toujours des tranches de concombres panées dans les miettes de mes tartines grillées, pour accompagner mon fromage et mon carvi (oué, j’ai des petits déjeuners idiots, mais j’aime bien). C’est hyper bon.
Je me suis permise de transmettre à ma coloc’ qui fait une fixation sur les miettes. Et oui à cinq pour une cuisine, les miettes vont bon train chez nous, elles apparaissent dès le petit déjeuner pour s’étoffer au moment du goûter et nous envahir le soir. Et quand je rentre et qu’elles ne sont pas là, sur le sol noir, c’est un peu comme si l’appart’ était sans vie.
« une miette de pain, une miette de pain,
c’est pas bien gros c’est pas bien gras pour ton estomac.
une miette de pain, une miette de pain,
c’est pas gros mais c’est déja bon pour un p’tit oiseau. »
paroles et musique d’Henri Dès.