J’essaie parfois de m’imaginer les enfants que pouvaient être nos artisans boulangers. La tâche est assez difficile, car on évolue inévitablement avec le temps, mais des traces subsistent et j’ose espérer que certains d’entre nous savent préserver ce qui a fait leurs heures les plus tendres et insouciantes… C’est aussi à cette période là que notre « nature » se créé, que nos bases s’affirment avant que nous prenions de l’âge et devenions des personnes bien sérieuses… un peu trop parfois. Premier de la classe, élève travailleur, cancre, … Les possibilités sont nombreuses.
Au quotidien, certains boulangers s’appliquent à respecter scrupuleusement la tradition, sans faillir. Cette application est remarquable même si cela ne fait pas beaucoup changer les codes de la profession. Dans tous les cas, je préfère de loin ces « enfants sages » à ceux qui bafouent délibérément toutes les règles de l’artisanat en réalisant des produits pour le moins… médiocres. Au final, tout le monde se retrouve dans une grande « cour de récré » boulangère où les surveillants sont en définitive les consommateurs et leur appréciation des produits.
Je verrais bien Gontran Cherrier en chahuteur, vous savez, ces garçons un peu agités, gentils et bohèmes, avec tout de même une certaine difficulté à se conformer à l’ordre établi et à l’autorité. Autant on aurait pu l’envoyer au coin à l’époque, autant aujourd’hui il n’y a plus de raison de le faire, puisque c’est de nos papilles qu’il s’agit… et elles découvrent ainsi des accords nouveaux.
Il y a quelques temps, l’artisan s’était déplacé en Bretagne afin d’y sélectionner une farine de sarrasin. Non content de ce fait, on pourrait dire qu’il en a profité pour nous ramener quelques galettes… bretonnes.
Pas question de sablés ici, mais plutôt d’incorporer du sarrasin dans la traditionnelle galette des Rois. Ainsi, sa création 2013 se compose d’une pâte feuilletée au sarrasin, d’une crème d’amandes… et de grains de Kasha, accompagnés de quelques zestes de pamplemousse confits. Le Kasha est en réalité du sarrasin grillé, généralement consommé dans les pays d’Europe de l’Est. C’est amusant de voir comme ce boulanger joue avec les métissages, emprunte des spécialités un peu partout : autant breton que russe, libanais ou même portugais, il nous donne une vision de ce que pourrait être la « boulangerie monde »… à la fois ancrée dans des traditions mais ouverte sur d’autres horizons. J’apprécie tout particulièrement cette démarche et c’est pour cela que je vous parle de ce produit aujourd’hui.
Revenons à notre épiphanie, une vraie apparition, comme il se doit : comme vous pourrez le constater, la pâte feuilletée est ici bien moins développée qu’elle ne peut l’être chez nombre d’artisans. Plusieurs raisons à cela : la présence de sarrasin – même dans une très faible proportion -, dépourvu de gluten, empêche un fort développement. De plus, Gontran Cherrier cuit l’ensemble de ses créations feuilletées dans un four à sole, ce qui implique un résultat bien différent des cuissons à four ventilé pratiquées dans nombre de maisons.
Justement, parlons de résultat : le produit est en définitif très boulanger, à la fois rustique et rempli de caractère, bien loin du caractère doux et consensuel de nombreuses galettes. Le Kasha apporte des notes croquantes qui contrastent vivement avec le fondant du feuilletage. Ce dernier a tendance à s’effacer – ne serait-ce que par son épaisseur – pour laisser une place entière à la garniture. Au fil de la dégustation, l’amande se mêle aux parfums rustiques et grillés… tout en étant légèrement chahutée par le pamplemousse, lequel exprime fraicheur et amertume. Cette dernière pourrait d’ailleurs se faire trop forte au goût de certains, la gastronomie restant le domaine du subjectif par excellence.
On notera également la légèreté du glaçage appliqué sur le dessus, ce qui rend l’ensemble moins collant et ne perturbe pas les saveurs. Le rayage est appliqué, avec toujours cette « rose des vents » qui nous guide autant qu’elle nous invite au voyage…
Bien sûr, les galettes des Rois se consomment le plus tôt possible, et les gourmands ne résistent généralement pas à la tentation d’en couper une part dès le retour de course. Dans le cas présent, on peut aussi apprécier l’évolution de la création le lendemain : l’action du rassissement faisant, le sarrasin et ses notes sucrées s’expriment avec plus de vigueur. Ainsi, les arômes et l’expérience sont différents, comme cela peut être le cas avec du bon pain.
Je parlais de gourmandise, et les fèves créées cette année pour le boulanger sont un fameux appel à cette dernière : en effet, elles constituent une mosaïque qui, une fois reconstituée, nous permet d’apprécier le plafond de la boutique du 22 rue Caulaincourt. Voilà une collection qui ne manque pas de sentir le beurre…!
Comme d’habitude, l’artisan propose un produit surprenant et « casse les codes » établis en incorporant des ingrédients inhabituels dans ses recettes. Les amateurs de textures et de goûts seront donc comblés… Profitons-en pour encore quelques jours, puisque la période des galettes s’achèvera bientôt.
Galette Création 2013, Boulangeries Gontran Cherrier (Paris 17 et 18è, Saint-Germain-en-Laye), à partir de 18,40€ la pièce pour 4 personnes.