Le goût. C’est pour moi, chaque jour, une bien difficile tâche que de le comprendre et de tenter de l’exprimer afin de le partager avec le plus grand nombre. En effet, je ne pense pas qu’il doive d’être l’apanage d’un petit nombre de privilégiés, certes bien heureux de leur sort, mais en définitive bien seuls dans leur tour d’ivoire… J’en parle souvent, mais j’aime ce côté simple et accessible, tout en étant très riche, que possède le pain.
Seulement, comment distinguer un « bon pain » d’un « mauvais » ? Nous sommes là dans le domaine de la subjectivité, et il me paraît difficile d’établir des critères précis visant à apprécier un produit.
En réalité, il faudrait aussi parvenir à prendre en compte la multiplicité des procédés de fabrication pouvant être mis en oeuvre par les artisans. Prenez la baguette de Tradition : elle doit être composée de farine, d’eau, de sel, de levure et/ou de levain. C’est tout, mais c’est déjà beaucoup : sur chacune de ces matières premières, il y a possibilité de faire varier le goût du résultat de façon surprenante. Bien sûr, la plus évidente reste l’utilisation ou non de levain, qui apporte toujours un goût caractéristique, même si ce n’est pas forcément de l’acidité. Viennent ensuite les temps de pousse, la manière de pétrir, de façonner, … Bref, il y a de quoi faire.
La fameuse grille d’évaluation de Steven L. Kaplan.
Cependant, certains se sont évertués à tenter de développer des critères objectifs pour juger le pain. Steven L. Kaplan, universitaire américain, professeur à l’Université Cornell (New York), également chargé de cours à Sciences Po et à l’École normale supérieure, en fait partie et il a eu l’occasion de le démontrer au travers de son ouvrage paru en 2004, où il « court le pain », dressant un guide des meilleures boulangeries de Paris selon ses critères. Les connaissances de cet homme sur l’histoire du pain et son expérience de dégustateur sont incontestables, mais cela permet-il pour autant d’être aussi « catégorique » ?
Steven L. Kaplan et Alexandre Viron sont à l’origine de ce projet d’évaluation de la baguette Rétrodor.
Plus récemment, il a élaboré une grille d’analyse pour la minoterie Viron. Cette dernière s’oriente plus particulièrement vers la baguette phare de l’entreprise, la fameuse Rétrodor, mais elle devrait nous orienter vers ce qui serait une « bonne » baguette de Tradition. Voyons plutôt…
L’analyse s’effectue sur la base de 6 critères : aspect, croûte, mie, mâche, arôme(s) et goût(s).
- Aspect : premier objectif : « susciter » la gourmandise ». Droiture et régularité, accompagnés par une couleur jaune doré non cloquée (signe d’une mauvaise maîtrise de la pousse lente, ndlr) et coups de lame réguliers. Sole lisse, signe d’une cuisson sur four… à sole.
- Croûte : dimension sonore : le pain doit « chanter » à sa sortie du four. Elle doit être mince et croustillante, ce qu’une faible pression des doigts peut confirmer. Odeurs de caramel voire de noisette. Bruit « de tambour » lorsque l’on tapote la sole.
- Mie : sa couleur crème ou nacrée doit s’accompagner d’une texture élastique et souple, moelleuse au toucher et fondante en bouche. Présence d’alvéoles irrégulières, sauvagement distribuées.
- Mâche : croustillant puis fondant, le pain doit offrir une mâche aisée et fraiche, avec une révélation graduelle de la puissance du goût.
- Arômes : c’est l' »âme » du pain. Les premiers arômes proviennent de la croûte, puis de l’intérieur, en ouvrant la baguette verticalement. On doit ainsi retrouver des notes de beurre, de céréales chaudes, d’épices, de fruits frais, secs ou confits… Ces dernières sont issues, pour la plupart, de la caramélisation de la croûte.
- Goûts : Il s’agit ici de séparer saveurs et arômes, ce qui n’est pas une chose aisée. Les sensations sont en effet imbriquées les unes aux autres. La baguette doit offrir rondeur et ampleur afin de procurer une impression de moelleux et d’onctuosité en bouche. La saveur doit être « longue » et là encore rappeler le beurre, les noisettes, les fleurs, les fruits ou même le caramel…
Chacun des critères est pondéré : l’aspect est sur 3 points, la croûte sur 3, la mie également, la mâche sur 1 et enfin les arômes et goûts sur 5 chacun. Cela revêt une certaine forme de cohérence, puisque le consommateur recherche avant tout un produit savoureux, avec des textures marquées.
Bien sûr, je pourrais bien difficilement remettre en cause la pertinence de cette grille d’évaluation, même si son principe même n’est pas vraiment dans mes valeurs. Cependant, j’ai du mal à rejoindre Steven L. Kaplan sur cette description des arômes, qui reste à mon sens largement surjouée et en définitive peu conforme à la réalité vécue au quotidien sur le terrain : peu de baguettes offrent réellement ce parfum « de beurre », même si l’aspect noisette et céréales se retrouvent – forcément – plus communément. De plus, il s’agit là d’apprécier la baguette Rétrodor, élaborée selon un diagramme bien particulier. Rien à voir avec d’autres produits, réalisés avec du levain – même en petite quantité -, notamment.
Bon, d’accord, manger du pain c’est chouette, mais peut-être ne faudrait-il pas trop en faire ?!
Parmi les artisans réalisant la fameuse baguette des minoteries Viron, peu parviennent aujourd’hui à lui donner toutes ses lettres de noblesse. Longtemps considérée comme une référence parmi les baguettes de Tradition, la Rétrodor a perdu au fil du temps de sa superbe, sans trop que l’on sache si cela tenait à un manque de dynamisme des artisans ou du moulin lui-même. Bien sûr, certains artisans continuent à lui rendre hommage en la réalisant de façon tout à fait savoureuse : je pense notamment à Raoul Maeder, Xavier Doué dans le 16è arrondissement, Gilles Levaslot et ses Gourmandises d’Eiffel dans le 7è arrondissement, et par extension plusieurs des adresses du Grenier à Pain, dont le diagramme de la baguette de Tradition est plus ou moins directement issu de la Rétrodor, la matière première étant toujours livrée par Viron.
En banlieue proche, Pascal Flandrin en propose une de bonne tenue également, même si un peu salée à mon goût. Ce critère n’a d’ailleurs pas été évoqué par Steven Kaplan, alors qu’il est aujourd’hui central à mon sens : longtemps, cet ingrédient a été utilisé pour donner du goût, et on doit tendre à présent vers une réduction de son taux dans les produits de panification.
Ce que je reprocherais en définitive aux moulins Viron, et c’est un écart par rapport au sujet initial que je fais ici, c’est d’axer la plupart de ses efforts autour de la gamme Rétrodor : on retrouve en effet de nombreuses déclinaisons plus ou moins gourmandes de cette dernière, alors que je pense qu’il serait plus intéressant de travailler avec les artisans à la mise au point de produits réellement plus variés, avec des farines diverses (seigle, épeautre, …) et des propositions qui nous changent vraiment de la boulangerie « de Tradition » telle qu’elle a pu se développer depuis l’application du décret Pain de 1993 (et même avant, puisque la Rétrodor date de 1990)… 20 ans déjà, nous devons aujourd’hui aller plus loin !
En définitive, même si cela fait un peu réponse de normand, je pense que le bon pain est avant tout celui qui a une certaine force d’évocation pour nous, celui qui éclaire nos repas et s’intègre à notre culture… et pour cela, difficile d’établir des critères froids et objectifs.