Le progrès est un excellent alibi pour justifier ce que l’on qualifierait autrement de dérives, tant ces évolutions sont néfastes pour les humains que nous sommes… et que nous devrions tenter de demeurer, plutôt que muer progressivement en simples pions d’un échiquier où l’économie et le marché occuperaient une importance de premier plan. Nous n’en sommes pas si loin, surtout dans un contexte où il faudrait courir après la chimère d’une croissance perdue après des mois de pandémie… Il faudrait ainsi en faire toujours plus, repousser nos limites et faire tomber les réglementations protégeant les plus faibles autant que de nous-mêmes, si souvent rattrapés par nos bas-instincts et un désir d’argent ou de pouvoir. C’est donc ça, pour ces grands prêcheurs du progrès, un monde où nous nous marcherions tous dessus, pour finir broyés par le marché et les mastodontes qui y évoluent.
Pourtant, tout devrait nous inciter à changer profondément de paradigme, tant cette façon de penser nous use aujourd’hui et nous détruira demain. Ce n’est pas le débat ici, puisqu’il s’agit simplement de commenter une des tristes actualités qui animent la profession : attaqué depuis de nombreuses années autant sur le terrain que par force de lobbying, le jour de fermeture obligatoire en boulangerie-pâtisserie se voit sérieusement remis en question. Victoire significative pour ses détracteurs, l’arrêté ainsi été abrogé dans les Hauts-de-Seine (92), le département rejoignant d’autres territoires comme la Gironde, où les artisans, chaines et autres distributeurs peuvent vendre du pain 7j/7 de longue date. D’autres procédures sont en cours, même si elles ne sont pas toutes assurées de gagner. Ainsi, mes amis de la Fédération des Entreprises de Boulangerie (FEB) ont du essuyer plusieurs revers, dans le Puy-de-Dôme ou encore dans les Deux-Sèvres.
Ces quelques revers ne devraient pas entacher durablement leur optimisme : les rangs des adeptes de cette vision productiviste et orientée business du métier ne font que grossir, à la faveur du développement des chaines et micro-réseaux de boulangerie. Ainsi, des entreprises se rattachant à des valeurs artisanales ont fait le choix d’adhérer à la FEB, à l’image de Maison Landemaine, Chez Meunier, Maison Bécam, Maison Pozzoli… ce qui signifie qu’ils y retrouvent une pensée dont ils se sentent proches. Cela se concrétise notamment sur le terrain avec des ouvertures 7j/7 de plus en plus fréquentes, voire généralisées pour certains réseaux.
Pour autant, ils sont bien loin d’être les seuls à se rattacher à cette approche : notre société plébiscite globalement un environnement où tout devrait être ouvert en permanence, y compris la nuit pour certains commerces. Les entreprises augmentent sans cesse leur « capacité à vendre » grâce à ces horaires d’ouvertures élargis, mettant en avant le fait que cela crée de l’emploi et rend un service au consommateur. Ces arguments sont aussi légers que discutables, comme en atteste l’ouverture en mode « autonome » (que je qualifierais de dégradé) les dimanches après-midi : seuls des agents de sécurité, salariés de sociétés de surveillance et dépendant donc d’une convention collective moins avantageuse que celle de la distribution, sont présents sur la surface de vente… avec la charge laissée aux salariés du magasin de rattraper les pots cassés le lendemain. En la matière, les enseignes du groupe Casino sont particulièrement en pointe, avec une bonne partie du parc ayant adopté ce fonctionnement… y compris plusieurs unités sous la marque Naturalia, ce qui fait tâche pour une entreprise mettant en avant ses engagements éthiques, sociétaux et sa certification B-Corp.
Dans ce contexte, les boulangers ne peuvent plus porter seuls une position selon laquelle ils devraient se mettre en retrait et conserver des jours de repos obligatoires. Cela contribue à leur donner une image faussement passéiste, comme s’ils étaient réfractaires au « progrès ». C’est ce qui explique les difficultés de la Confédération Nationale de la Boulangerie Pâtisserie à défendre cette réglementation : ils sont pris entre deux feux, à savoir la défense des plus faibles et petits, et la pression exercée par quelques entrepreneurs ainsi qu’une partie de l’opinion publique. Pour une fois je ne leur jetterai pas la pierre, mais je tenterai simplement d’élargir le débat et de remettre tout cela en perspective : il s’agit tout simplement d’un choix de société. On peut considérer que l’idée communément admise selon laquelle il serait possible d’en faire toujours plus est vraie… or les faits sont en train de nous démontrer le contraire. Notre urgence est d’appuyer sur le frein, collectivement et avec force.
D’appuyer sur le frein pour notre planète, nos enfants et toutes ces femmes et ces hommes qui souffrent du mythe d’une croissance infinie, laquelle serait créatrice d’emploi et de richesse. On pourra toujours nous parler de rotation du personnel, du confort de vie offert aux salariés qui pourraient prétendre à disposer de deux jours de repos consécutif grâce à l’ouverture 7j/7… dans la plupart des cas tout cela n’est qu’une fable, et c’est d’autant plus vrai pour les chefs d’entreprise ne disposant pas d’une structure suffisante pour se mettre en retrait.
Plutôt que d’accepter sans sourciller, la question à se poser serait simplement de savoir si nos vies sont uniquement conçues pour travailler et consommer. A chacun sa réponse, et, dès lors, son mode d’existence… si seulement la question était plus fréquemment posée.
A mon sens ce combat est perdu – autant dans les faits, de par le nombre d’acteurs bafouant les règles, que dans les textes à plus longue échéance -. Le reconnaître n’a rien de triste, dramatique ou fondamentalement destructeur. C’est le point de départ d’une prise de conscience : il n’existe plus une boulangerie, mais bien plusieurs. Cette fragmentation du métier n’a jamais été aussi exacerbée, jusqu’à en faire perdre le sens du mot : doit-on encore l’afficher sur une façade ou bien laisser le client seul juge du caractère à associer au commerce ? Plus largement, cette volonté affirmée d’ouvrir un maximum de jours caractérisera des entrepreneurs plus que des boulangers, autrement dit des individus déconnectés volontairement ou pas de la réalité du métier. Cette réalité dépasse bien les seuls comptes d’exploitation : il y a une logique de transmission et de respect, à la fois du savoir-faire et de l’humain. Ceux qui le négligent auront la responsabilité de laisser derrière eux une profession où personne ne voudra s’engager, tant elle est devenue invivable après avoir été difficile. Il faudra donc continuer à se battre avec les armes restantes, en affirmant des identités singulières, en développant des produits et une approche répondant pleinement aux enjeux de la transition alimentaire en marche, en faisant de chaque boutique un lieu simple, accueillant, d’échange et de culture du bon pain… car si ce combat est perdu, la guerre ne l’est certainement pas.
Bonjour Rémi, le problème évoqué est somme toute le même ailleurs, même si il y a une réglementation spécifique au repos hebdomadaire pour les boulangers. J’ai travaillé dans le marketing et j’ai toujours eu du mal à comprendre que l’on puisse penser pouvoir faire plus de chiffre en ouvrant les dimanches et plus tard le soir, car à mon sens, les achats sont justes étalés, reportés et non pas multipliés, (ou très peu), le porte monnaie des français n’étant pas extensible. En revanche, j’ai aujourd’hui un petit établissement dans le Tarn et Garonne, ou je cuisine tout intégralement maison , avec des produits frais et au jour le jour (pâtes feuilletées, agrumes confits, pralinés également) et je tenais à vous raconter ceci. Je ferme deux jours jusqu’à mi juillet et une personne a voulu réserver. En apprenant que je fermais deux jours elle m’a texto dit « he bien, vous avez été fermé 6 mois et vous vous prenez deux jours de repos??? Bravo! » Tout cela pour dire que l’on donne de mauvaises habitudes et surtout que les gens n’ont plus conscience du travail fourni… Triste, très triste…