L’art permet parfois de mettre en lumière des concepts complexes ou abstraits. Il nous interpelle sur des sujets que nous préférons éluder, souvent par facilité ou paresse. Ce dialogue entre nos vies et ce processus artistique avait été habilement résumé par Robert Filiou, avec la phrase « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Dès lors, devons-nous tous être artistes pour vivre pleinement nos vies ?
L’oeuvre récemment exposée à Nantes dans le cadre de l’événement « le Voyage à Nantes » nous y incitait sans doute : cette éloge du « pas de côté » était riche de sens. Le personnage présenté choisissait délibérément de mettre un pied dans le vide, quittant le confort du chemin tracé et de la terre ferme. En sortant de cette zone de confort, il s’ouvrait à d’autres perspectives, sans doute inquiétantes de prime abord, mais également sources de découverte, d’apprentissage et de création. Notre époque nous incite sans cesse à faire ce pas de côté, à ralentir, à infléchir nos trajectoires dangereusement orientées vers le mur. Il ne s’agit pas nécessairement d’un virage complet, mais d’une évolution dans nos façons de faire et de penser.
Ainsi, on prête trop facilement aux seules reconversions professionnelles la possibilité, ou la capacité, de remettre en question leur quotidien et le métier dans lequel ils souhaitent s’orienter. En boulangerie, leurs parcours sont portés aux nues, souvent comme des exemples de courage et de réussite. Pourtant, il me semble encore plus remarquable de parvenir à transformer la façon dont on exerce un même métier, d’autant plus quand on connaît les possibilités qu’offre celui qui nous intéresse. Combien y parviennent avant de finir écrasés par le poids des charges et difficultés imposés à un artisan dans le modèle de développement adopté par la majeure partie de la profession ?
Julien Catté est de ceux-ci : après avoir été installé pendant 16 ans dans plusieurs affaires de boulangerie-pâtisserie « classiques » (à Saints et Faremoutiers), il a donné un nouveau sens à son métier. Son parcours professionnel était jusqu’alors exemplaire : primé de nombreuses fois à des concours, chef d’entreprise depuis l’âge de 22 ans, … mais cela ne suffit pas à son épanouissement personnel, auquel chacun a droit.
En poussant l’artisan à développer son chiffre d’affaires au travers de multiples activités, qui impliquent un accroissement de la masse salariale et de la complexité de gestion de l’affaire, nos boulangeries traditionnelles peuvent aboutir à un point de rupture où ce dernier ne parvient plus à trouver sa propre place au sein d’une entreprise qui devrait être la sienne. Il n’en possède plus tout à fait les commandes, qui sont tenues dans l’ombre par autant d’acteurs aux intérêts multiples que sont les meuniers, banquiers, marchands de fonds ou de matériel.
Malgré la perte de repères, accentuée par une vie de famille délitée du fait des horaires de travail, il faut alors reprendre contact avec ses envies profondes et ses fondamentaux. Julien Catté le dit lui même : il ne sait faire que du pain et des gourmandises. C’est son métier, sa passion, et donc une grande partie de sa vie. Les années n’avaient pas réussi à effacer son amour pour les méthodes de travail « traditionnelles » : panification au levain naturel, à laquelle il avait été formé dès son apprentissage -une chance aujourd’hui !-, cuisson au feu de bois, sélection de matières premières locales et naturelles… La Grange à Pain est née autour de ces fondamentaux.
L’emplacement était tout trouvé : un local attenant à l’habitation familiale, dans la bourgade de Saints, proche de Coulommiers, pouvait abriter le fameux four. Pour ce dernier, l’artisan a fait le choix d’un constructeur français : son gueulard a été fabriqué par les Fours Chazal, une entreprise installée dans la région de Saint-Etienne. Des briques locales ont été utilisées pour couvrir la façade de l’outil.
Le chantier s’est achevé en avril 2017, ce qui marque le véritable point de départ de l’aventure.
A l’inverse d’un four électrique, l’artisan a du apprivoiser son nouveau compagnon, à commencer par une procédure de chauffe initiale lui permettant d’atteindre progressivement la bonne température. A chaque fournée, il continue à perfectionner son tour de mains : plus d’un an après, Julien continue à apprendre par l’expérience, n’ayant pas utilisé ce type de cuisson dans son parcours professionnel. L’enjeu principal est de parvenir à obtenir un bon alignement entre la chauffe du four et la pousse des pâtons : les deux doivent être prêts au même moment pour un résultat optimal… ce qui est loin d’être évident lorsqu’on est seul et que l’équipement est limité, comme ici : un petit pétrin mono-vitesse, une table-tour réfrigérée, une échelle à bacs, de quoi couper le bois… et c’est tout.
Ces investissements limités ont été pensés afin de permettre au projet d’être viable : l’artisan a vendu sa boulangerie à l’automne dernier et se consacre depuis à cette nouvelle orientation. Pour cela, il vend deux jours par semaine au fournil (les mercredis et vendredis à partir de 17h), en plus de fournir des AMAPs et le magasin La Vie Claire de Coulommiers. Une partie de la production est donc réalisée en pointage au froid pour permettre de livrer en matinée.
Les clients sont invités à passer commande pour mieux ajuster la production, faciliter le travail et limiter le gaspillage alimentaire… même si le boulanger admet que la pratique peine encore à devenir un réflexe.
La gamme de produits est simple et rationnelle, en droite ligne des autres éléments du projet : pain à la farine de meule, Rustique (Tradition et Seigle), grand épeautre, engrain, tourte de Seigle, complet, norvégien riche en graines, couronne bordelaise, brioches… ainsi que quelques baguettes de Tradition pour satisfaire la clientèle, même si la configuration de l’outil de production se prête peu à leur réalisation. La plupart des pains sont pur levain, sans levure commerciale, sauf la Tradition et la brioche, et réalisés avec la farine Biologique des Moulins Bourgeois, qui accompagne Julien Catté depuis plusieurs années en plus d’être situé à proximité. La production est soignée et témoigne de l’expérience ainsi que des compétences du boulanger, qui n’hésite pas à remettre en question ses recettes pour améliorer la qualité du pain (essais sur des méthodes telles que Respectus Panis, entretien d’un levain de seigle pour la tourte auvergnate, etc.).
Il y a aussi les pizzas, avec lesquelles l’artisan entretient depuis plusieurs années une relation particulière : pour l’anecdote, ce dernier avait installé dans une de ses affaires un four à pizza dans sa cour, ce qui lui permettait d’enfourner directement depuis son laboratoire et d’organiser des « soirées pizza », qui étaient devenues de véritables rendez-vous gourmands.
Si les fidèles sont de plus en plus nombreux, l’enjeu est à présent d’assurer la viabilité économique de l’entreprise, notamment en développant de nouveaux marchés. L’intérêt croissant pour des produits naturels, locaux et fabriqués avec éthique contribuera au processus et je ne doute pas du succès de la Grange à Pain, cette dernière étant portée par une sincère volonté de satisfaire la clientèle.
Plus qu’une recherche de singularité, que certains développent au travers de « concepts » alambiqués, Julien Catté a tracé sa nouvelle voie en utilisant ses valeurs comme guide. Une démarche singulière, parfois douloureuse, qui devrait inspirer de nombreux artisans encore écrasés par leur métier… car cette grange n’est pas une voie de garage, au contraire : son caractère authentique correspond parfaitement aux attentes de notre époque.
Infos pratiques
18 Limosin – 77120 Saints / tél : 06 99 31 73 32
ouvert les mercredis et vendredis de 17h à 19h.
plus d’informations : https://www.lagrangeapain-saints.fr/ & Facebook