Le cerveau humain est un organe aussi complexe que fantasque, de par sa capacité à retenir des informations aussi importantes que futiles, en fonction de nos propres aspirations. Ainsi, au fil du temps, il se charge de faits, d’événements, d’anecdotes ou de savoirs que l’on prendra soin de conserver, ou mieux, de partager. Tout cela mis bout à bout finit par construire une certaine forme d’expérience, comme un réseau qui nous permet au quotidien de mieux analyser le monde qui nous entoure, puis de tenter d’agir dans ce dernier si on le souhaite.
Même si j’ai la chance d’avoir une certaine mémoire, j’avoue moi aussi faire parfois, mais plus rarement qu’il n’y paraît, preuve d’une certaine propension à mettre de côté des informations ou détails. Ainsi, de mes cours de philosophie, je ne dois avoir retenu que quelques phrases et concepts, échappant ainsi à la pensée de grands auteurs et penseurs aux idées qui me paraissaient sans doute plus contraignantes que libératoires, du haut de ma jeunesse un peu prétentieuse. J’en ai cependant gardé qu’il n’y avait pas qu’une seule vérité, et que cette dernière devait se concevoir au pluriel pour mieux intégrer les approches et velléités des individus qui nous entourent. Je ne suis pas toujours d’accord avec ces autres conceptions de la réalité mais je les écoute.
Ainsi, l’an passé, j’avais publié sur ce blog un billet qui avait fait grand bruit, sans doute pour son caractère particulièrement incisif et, dans une certaine mesure, provocateur. Sans revenir une fois encore sur ces mots, j’ai voulu échanger avec Thomas Teffri-Chambelland pour mieux rendre compte de sa démarche et du projet porté par son école (l’Ecole Internationale de Boulangerie, située à Noyers sur Jabron), et ainsi présenter sa vision de la réalité, différente de celle que j’avais pu exposer en 2018.
Cela a pris la forme d’une interview, une nouvelle forme de contenu jusqu’alors non expérimentée sur ce blog, et qui pourra sans doute se renouveler à l’avenir. D’ici là, je vous en souhaite une bonne lecture.
Je voulais tout d’abord en savoir plus sur le cheminement qui a conduit à l’offre actuelle de l’école. J’avais suivi ses « débuts » il y a quelques années, avec notamment la formule de préparation intensive et très courte (à peine 15j si mes souvenirs sont exacts) pour le CAP Boulanger. Qu’est-ce qui vous a conduit à évoluer et développer la formation que l’on connaît aujourd’hui, avec son diplôme spécifique et son référentiel ?
L’école a été créée en 2006 puis s’est structurée suite à des sollicitations d’adultes en reconversion.
Son évolution est liée également à des éléments très matériels comme la disponibilité de mes locaux par exemple.
En 2006, les premiers cours dispensés l’ont été au sein de la boulangerie La Paline à Sisteron. La possibilité d’accueil était moindre qu’actuellement et les plages horaires devaient tenir compte des contraintes de production.
Passer le CAP a toujours été une demande forte pour de nombreux adultes dont certains déjà engagés sur des voies de reconversion en fermentation naturelle, pour des besoins de mise en conformité de leur projet.
Le système éducatif français ne proposant pas de formation adaptée à ce public, répondre de manière ciblée et efficace à ces adultes et les accompagner au passage de cet examen pour qu’ils puissent exercer leur métier de boulanger au levain, sur des formations très courtes, était motivant.
Nous avons eu près de 100% de réussite dans l’accompagnement de ces adultes à l’examen sur plusieurs années. Seules deux personnes ont échoué. L’une enceinte de 7 mois pour des raisons physiques évidentes et l’autre puisqu’il ne parlait pas français, ce qui l’a handicapé fortement sur les épreuves écrites.
En tant que petite structure, indépendante, il me semble également avec du recul qu’il fallait légitimer la qualité de l’enseignement sur des formations plus courtes que les formats proposés actuellement.
Le propos du CAP étant très éloigné de mon cœur de métier, j’ai décidé en 2013 d’arrêter ces formations concomitamment à l’inscription au RNCP de notre titre spécifique : Boulanger Niveau IV.
Depuis 2006, je proposais déjà, en effet, en parallèle des préparations au CAP, des formations de plusieurs mois spécifiquement orientées vers la fermentation au levain et l’accompagnement à la création d’entreprise.
Tous les adultes formés devaient quoi qu’il en soit passer un CAP avant de pouvoir exercer. Nous réservions donc dans leur parcours de formation un temps à la préparation des épreuves du CAP de boulangers.
Ce scénario en grand écart entre des pratiques boulangères et des aspirations très éloignées n’était pas confortable.
Entre 2011 et 2012, il m’a donc apparu évident qu’un nouveau diplôme devait naître, en phase avec des attentes et avec un marché économiquement porteur, celui qui me passionne : le pain biologique au levain.
C’est cette démarche qui a abouti en 2013 et qui m’a permis de recentrer mon activité de manière plus cohérente sur la fermentation naturelle uniquement. Nous sommes aujourd’hui la seule école délivrant ce diplôme en Europe. C’est un niveau IV, équivalent donc au bac professionnel.
Au cours du temps, depuis 2006, la formation s’est largement enrichie tant sur la partie pratique que sur l’accompagnement entrepreneurial.
Nos liens forts à l’international d’une part et le développement de mes entreprises sur le marché français d’autre part me permettent de garder une vision très contemporaine des réalités de terrain, indispensable pour l’accompagnement à l’entreprise que nous proposons à l’école.
Avec le succès de l’école, son agrandissement évoqué un temps et donc le nombre important de stagiaires formés dans un « modèle » identique, ne craignez vous pas que les similitudes que l’on retrouve souvent entre les positionnements et gammes de produits finissent par être très visibles et donc dommageables ?
Au jour d’aujourd’hui, l’école n’a pas de projet d’agrandissement réel. Nous avons manqué des locaux adaptés à notre activité fin 2018 et n’avons plus à ce jour de projets concrets de déménagement, même si la volonté d’étoffer encore le projet pédagogique existe. Nous restons donc une toute petite structure de formation, avec 40 projets accompagnés par an, dont 70% donnent naissance à une création d’entreprise dans l’année suivante.
Nous parlons donc d’environ 30 créations d’entreprises par an à la sortie de l’école. Comparé au marché de la boulangerie française, c’est quantitativement insignifiant : le risque de saturation du marché est donc irréel.
Par ailleurs, je pense qu’il y a confusion sur la notion de « modèle identique ». C’est justement l’une des propositions majeures de l’école que de personnaliser l’enseignement (nous sommes 4 formateurs pour 10 stagiaires!), afin d’accompagner les adultes sur leur projet. Nous créons ainsi de la diversité sur la filière, pas de l’uniformité. À titre personnel, si le pain est mon secteur d’activité, éduquer à la liberté est mon combat quotidien.
Quel point commun aujourd’hui entre Lamée, sandwicherie artisanale à Paris 8°, L’écho des blés en Bourgogne, Boulangerie Deschamps à Lyon, Perlimpainpain dans les Alpes ?
Tout diffère d’une entreprise à l’autre : des personnes seules ou en équipe, en travail direct ou retardé, au four à bois ou électrique, en ville ou en campagne, en France ou à l’international…
Encore une fois, comparé à la boulangerie conventionnelle, quelle diversité !
L’écueil dans cette interprétation de projets qui seraient uniformes vient je pense d’une autre confusion encore : la gamme de produits. Poilâne en tant que pionnier a balisé la route : les français mangent peu de pain différents. Le pain de campagne et son équivalent aux graines peuvent représenter plus de 60% de nos chiffres d’affaires.
Les pains aux inclusions sont pour la plupart des inventions récentes et restent de petites consommations. Il est alors évident que si l’on regarde les gammes de produits de boulangers bio au levain aujourd’hui, on retrouvera systématiquement: du campagne, du campagne au graines et quelques impondérables comme le petit épeautre ou quelques pains de riz. Mais si l’on fait ce travail en boulangerie conventionnelle, toutes les boulangeries de France font alors la même chose : de la baguette et du croissant!
Il est aussi important de comprendre que le boulanger n’est pas qu’un homme produit. C’est aussi, entre autres, un chef d’entreprise. Les différences d’approche sont aujourd’hui extraordinaires entre des entreprises au management classique et le Pain des Cairns à Grenoble par exemple, dont le fonctionnement en SCOP intéresse de nombreux acteurs de la filière. Nos modèles d’entreprises interrogent bien au delà de la filière pain. C’est le rapport même au travail qui est interrogé, le rapport à notre environnement … Et en ce sens chaque entreprise apporte sa touche et sa vision du monde.
La réduction du boulanger à l’homme produit ne répond pas aux enjeux que se fixent les adultes en reconversion, comme nouveaux acteurs de l’économie réelle.
Le fait que certains projets aient une réussite indéniable aujourd’hui et aient un rôle de « vitrine » (comme la Fabrique à Pain, dont beaucoup d’éléments (produits, agencement, …) sont souvent repris par vos anciens élèves) ne contribue-t-il pas à créer une certaine uniformité ?
Non, absolument pas. Nous fonctionnons en réseau et je ne pense pas que les réseaux produisent de l’uniformité. Je pense plutôt que les réseaux produisent de la richesse et de la créativité.
L’école fait d’ailleurs la promotion du réseau et de l’intelligence collective qui s’en dégage. Si l’un d’entre nous a une solution efficace à des problèmes concrets, le réseau en profite rapidement. C’est un esprit OpenSource qui fonctionne parfaitement.
Nous sommes tous des chefs d’entreprises, nécessairement très pragmatiques.
J’aurais également souhaité en savoir plus sur la dimension économique et business plan qui sont intégrés dans la formation : comment cela se passe-t-il ? Dans quelle mesure les élèves sont-ils acteurs de leur projet, étant donné que leur connaissance de la boulangerie reste parfois limitée avant la formation ? Quel est l’apport de l’EIDB dans la construction du projet ?
La formation n’est accessible qu’à des porteurs de projets professionnels et la formation est construite sur deux volets : l’un métier, l’autre entrepreneurial. Un des pré-requis avant l’entrée en formation est notamment une maîtrise suffisante d’Excel, sans quoi le travail attendu en formation ne serait pas réalisable.
Le projet du stagiaires est consigné lors des phases d’informations pré-contractuelles, au cours des deux entretiens obligatoires. Le dispositif d’inscription est assez long et doit permettre de valider que l’école est bien en mesure d’accompagner le projet porté par le candidat.
Au cours de la formation, des cours sont évidemment mis en place pour accompagner les stagiaires aux réalités de l’entreprise : cours de gestion, comptabilité, juridique, social, dimensionnement…
Ces cours permettent aux candidats de construire des business plan incluant des tableurs de production très complets, des tableurs financiers, des organigrammes de travail couvrant les 7 jours de la semaine quart d’heure par quart d’heure et un document descriptif de leur activité bien entendu.
L’école accompagne les candidats au plus près de leur souhait de départ avec pour seule ambition de recentrer le projet dans un cadre économique réel. Fortes de cette ingénierie puissante, aucune entreprise du réseau n’a fermé pour des raisons économiques depuis l’ouverture de l’école.
J’entends beaucoup de choses sur le rôle de l’EIDB dans le choix des fournisseurs (matériel, farines) proposé aux élèves, et notamment d’un système de rétro-commission, qu’en est-il réellement ? Comment sélectionnez-vous les références que vous mettez en avant ?
Tout ce qui de près ou de loin facilite l’installation des stagiaires à leur compte fait partie de notre champ de travail. Notre meilleure vitrine en tant qu’école reste l’ouverture de boulangeries pérennes par nos étudiants.
C’est en ce sens que je tisse depuis près de 10 ans des relations avec certains fournisseurs, pour apporter à nos stagiaires un service aujourd’hui performant. Le but est double :
- identifier dans la jungle des fournisseurs actuels du matériel adapté à nos besoins spécifiques et négocier des prix de groupe. Nous travaillons aujourd’hui avec de belles marques françaises, telles que Fringand et MAP, mais aussi avec Hengel…
Nos fournisseurs de pétrins sont Italiens puisqu’il n’existe pas de fournisseur sur notre territoire.
Le modus operandi est toujours le même:
- l’école se rapproche d’équipementiers et achète du matériel pour son compte, en test. Après mise en situation longue et si le matériel convient, j’entreprends un référencement du matériel à l’école, le plus souvent une visite du site de production, l’archivage des fiches techniques et une négociation tarifaire pour l’ensemble du réseau. C’est une de mes conditions, je souhaite que tous les membres du réseau puissent avoir un prix connu et commun.
Au terme de ce travail, les stagiaires ont accès à ces référencements. Il n’y a évidemment aucune obligation pour les stagiaires de se rapprocher de tel ou tel fournisseur. Chacun est tout a fait libre d’acheter ce qu’il veut où il veut en fonction de son intérêt propre. À titre d’exemple, nous passons également beaucoup de temps sur leboncoin avec les stagiaires pour les aiguiller sur des équipements d’occasion quand cela est pertinent.
Pour ce travail de fond que nous faisons, certains équipementiers nous retro-commissionnent à hauteur de 3% à 5%.
Ces commissions nous permettent de rémunérer le temps long investi dans la mise en place de ces partenariats et de couvrir les frais qui y sont inhérents : visite de site, archivage, envois des documentations, secrétariat… Le chiffre d’affaire généré est tout à fait à la marge et ne constitue pas pour l’école une source de revenus significatives ou indispensables.
Il est important de noter deux choses:
- les distributeurs ne sont jamais shuntés dans ce process. Leur rôle est fondamental puisqu’ils sont les interlocuteurs des boulangers au final et garants du SAV
- à titre d’exemple, un stagiaire qui obtient 35% de remise sur un four à 55k€ prix public économise presque 20k€, ce qui est pratiquement le double du prix de la formation! Considérant qu’il aurait peut-être eu seul 20% de remise, l’économie reste très substantielle (+/-8K€).
J’ai eu écho des partenariats mis en place à l’international, notamment avec le sf Baking Institute, est-ce un axe de développement sur lequel vous comptez mettre l’accent dans les années à venir, pour développer le rayonnement de l’EIDB ?
Comme tout le monde le sait (ou devrait le savoir), une école n’est pas un bon centre de profit. Michel Suas, fondateur et directeur du SFBI et moi-même, avons tous les deux des entreprises en production à côté de nos écoles. Les partenariats entre écoles sont encore moins rentables que leurs activités principales parce qu’ils impliquent des frais de déplacements et d’hébergements très lourds.
Ces échanges ne peuvent donc avoir comme motivation que d’enrichir les échanges de savoir-faire. Pour l’EIDB qui accueille environ 20% d’étrangers, ces partenariats à l’international permettent d’avoir d’excellents relais sur les territoires.
Dès lors que nous avons besoin d’informations concrètes pour accompagner nos stagiaires de l’EIDB sur leurs projets de créations aux USA par exemple, le SFBI est pour nous un informateur très précieux.
Au delà de ces points, ces échanges constituent pour l’équipe de l’EIDB de grandes bouffées d’oxygène au travers des réseaux très compétents de boulangers que nous rencontrons de par le monde, où l’on découvre également des savoir-faire magnifiques et où l’on comprend aussi que la boulangerie française n’est pas le centre du monde.
On vous a vu prendre des participations dans les projets de certains de vos anciens élèves.
Pour situer le contexte, l’école accompagne actuellement une quarantaine de projets de créations par an. Le réseau de l’école compte quelques centaines de personnes, toutes impliquées dans des projets de boulangeries (bio, au levain le plus souvent).
De nombreuses associations se font au sein du réseau, entre des stagiaires mais aussi entre des stagiaires et des annonceurs externes. Assez logiquement, depuis plus de 13 ans que l’école existe, certains stagiaires m’ont sollicité personnellement pour les accompagner dans leur projet.
Pour des raisons évidentes de déontologie, ces associations ne sont jamais à mon initiative. Je suis sollicité essentiellement pour accompagner les projets sur les volets de l’ingénierie technique et financière.
Il est aussi important de noter que l’école est indépendante et n’est jamais associée à aucun autre projet.
Suite aux sollicitations qui m’ont été faites, j’accompagne aujourd’hui via l’une de mes sociétés hors EIDB, 3 projets seulement, et toujours en tant qu’associé minoritaire. Cette position me permet de jouer le rôle de conseiller technique dans ces structures qui en ont largement besoin ! Aucun de ces trois projets ne me rémunère aujourd’hui.
Est-ce une pratique que vous comptez développer ?
Comme expliqué, je réponds lorsqu’elles se présentent à des sollicitations de proches. Ma disponibilité n’étant pas infinie, il n’est pas simple pour moi d’organiser mon travail autour de plus de projets. Un développement personnel de la sorte est donc difficilement envisageable.
Cependant, je crois fondamentalement aux vertus de l’entreprise, pour les porteurs de projets et pour la société dans laquelle nous vivons. J’étudie donc au cas par cas chaque dossier qui se présente pour l’orienter au mieux sur le réseau sans vouloir y prendre place de manière personnelle systématiquement.
Vous avez pris le parti de développer la marque Chambelland, dédiée aux produits sans-gluten, que vous développez notamment en franchise en plus des activités de meunerie. Comment gérez vous ce positionnement vis à vis de l’EIDB qui s’inscrit dans une boulangerie plus « traditionnelle » ?
Précisons pour commencer que Chambelland et l’EIDB sont deux marques et deux sociétés différentes.
Ensuite, là où beaucoup d’acteurs opposent encore la panification « traditionnelle » et les courants plus récents sur la filière : variétés anciennes, farines naturellement sans gluten …, ma position est plutôt de les assembler.
La France panifie traditionnellement du blé et du seigle (très pauvre en gluten), l’Europe panifie également du sarrasin, du pois-chiche, du maïs (au Portugal, mais aussi dans le Sud Ouest de la France…). Faire rentrer dans le champ de la panification moderne du riz, du pois-chiche, du sarrasin et autres plantes cultivées localement fait donc sens à mon avis et n’a rien de révolutionnaire.
Développer des gammes de produits naturellement sans gluten est donc quelque chose de finalement assez simple et peu éloigné de la tradition si l’on y regarde de plus près.
Il est important de remarquer que si Chambelland a décidé de ne proposer dans ses magasins que des produits à base de farine de riz et de sarrasin, la majorité des farines produites au moulin Chambelland sont aujourd’hui vendues à des boulangers bio « traditionnels ». L’ambition de Chambelland est donc bien le développement de ces nouvelles farines en panification au sein de la filière en général. Ce développement se fait au côté des autres farines, pas en s’y opposant, ce qui n’aurait aucun sens.
Quelles sont vos projets sur ce segment de marché, qui semble par ailleurs connaître une croissance ralentie par rapport à l’engouement observé ces dernières années ?
Nous sommes des indépendants et nos projets sont simples : pérenniser la filière que nous avons mis en place.
Nous travaillons aujourd’hui avec trois fermiers producteurs de riz dans la plaine du Po, et une quarantaine de collaborateurs en tout pour aller du champ à la table.
La croissance ou le ralentissement d’un marché mondial n’affecte en rien notre activité indépendante, dans la mesure où nous n’avons pas d’ambition mondiale !
Comme les journalistes nous piquent souvent sur le sujet, j’aime à dire que Chambelland surfe sur deux modes. La première est la culture du riz et la deuxième est la panification. Chacune des deux a bientôt dix mille ans et notre démarche, si novatrice soit-elle me semble relativement pérenne !
Dans un contexte où le métier d’artisan boulanger est souvent en grande difficulté, ce qui l’appelle à se renouveler en profondeur, que souhaitez-vous apporter à la profession sur le long terme ?
Seuls les analystes ont des ambitions à priori pour la filière.
Je suis un travailleur entrepreneur indépendant. Mon quotidien est dicté par des choix entrepreneuriaux qui font sens pour moi, à savoir la liberté d’entreprendre, le respect des collaborateurs, la pérennité de notre agriculture…
Si ma démarche est inspirante, tant mieux. Si elle permet à des gens de vivre du métier qui les passionne, tant mieux, mais ce serait très prétentieux de vouloir apporter plus.
Pensez-vous que l’avenir est orienté vers des boulangeries de plus petite taille, centrées sur le pain, comme celles que développent la plupart de vos élèves ?
Je pense fondamentalement que la mixité est bonne en tout. La mixité des modèles, des techniques, des matières premières ne peut être que plus riche que les démarches étriquées ou extrémistes.
Pour ce qui est des boulangeries pures, les choix me semble en effet intéressant. Le boulanger n’est au départ ni restaurateur, ni cafetier, ni pâtissier. Assez peu d’acteurs ont finalement la maîtrise de tous ces métiers.
Les marges brutes étant meilleures sur le pain que sur les autres produits, la démarche me semble censée en effet de ne faire que du pain. A ce jour, depuis 13 ans, aucune des boulangeries montées par les anciens de l’école n’a fermé pour des raisons économiques ! C’est assez bon signe par les temps qui courent.
Vous prônez l’emploi de matières premières issues de l’Agriculture Biologique. Pensez-vous que c’est une filière qui prendra de l’importance en boulangerie ?
Je pense sérieusement ne pas être le seul à penser que l’agriculture biologique prend de l’importance et en prendra encore au sein de la filière boulangère et de l’alimentation en général. Il est tellement simple aujourd’hui de faire pousser des céréales bio (je suis agriculteur depuis 2006) que l’on peut parier avec certitudes que le changement opéré actuellement (nous tendons vers près de 10% des surfaces françaises en bio) n’est qu’un début.
Traiter les semences, puis les blés en culture (insecticides, fongicides, raccourcisseur de paille), puis au stockage (insecticides) est un non sens. Aucun acteur conventionnel n’assume communiquer sur ces pratiques. Personne aujourd’hui ne peut considérer honnêtement que ces traitements sont inoffensifs pour la santé et pour l’environnement.
Quand quelque chose devient évident aux yeux de tous, il n’existe qu’une seule issue. Quelque soit le temps qu’il faudra, nous allons probablement vers une agriculture 100% bio ! (Toute vérité franchit trois étapes. – D’abord, elle est ridiculisée. – Ensuite, elle subit une forte opposition. – Puis, elle est considérée comme ayant toujours été une évidence. Arthur Schopenhauer.)
On entend aujourd’hui beaucoup parler des paysans boulangers, qui travaillent pour beaucoup des variétés anciennes de blé. Etes vous partisan du développement de ce type de démarche ?
Si l’homme hybride et sélectionne des blés depuis environ 9000 ans, les techniques mise en œuvre pour ce faire ont largement évoluées depuis une centaines d’années. Les dates clés sont à mon avis : la deuxième moitié du XIX° siècle d’une part et les années 1980-90 d’autre part.
Pendant la deuxième moitié du XIX° siècle, des semenciers ont commencé à diffuser largement des semences. Leurs actions commerciales associées à des variétés de bonne qualité boulangère ont nécessairement eu un impact négatif sur le nombre de variétés en culture. Les agriculteurs ont abandonné les variétés cultivées localement au profit de ces variétés achetées. Ce mouvement s’est largement accéléré après la seconde guerre, corrélativement à la croissance importante des semenciers qui sont alors devenus des groupes internationaux.
On assiste donc à un appauvrissement du patrimoine variétal et donc génétique depuis le milieu du XIX° siècle, largement accéléré depuis l’après-guerre. Toutes démarches qui visent aujourd’hui à collectionner, recenser, cultiver… des blés anciens est donc salutaire à mon avis pour la préservation de cette biodiversité.
En ce sens je salue le travail entrepris par les associations (semences paysannes…) ou des particuliers (Jean-François Berthelot, Jean-Pierre Bolognini…).
Depuis les années 1980-90, les techniques classiques d’hybridation et de sélection ont été considérablement modifiées par le développement de techniques nécessitant une meilleure maîtrise de la génétique.
La variété Renan encore largement cultivée aujourd’hui est un exemple classique d’hybridation rendue possible par polyploïdisation, fusion de protoplasme… permettant le passage d’un gêne d’une Égilope sauvage (14 Chromosomes) à un blé cultivé (42 Chromosomes) !
De sorte que l’on peut dire qu’après les années 1980-90, la plupart des blés sont des blés dont l’évolution génétique a été largement forcée, ce qui pose des questions légitimes de sécurité. Notons que la même chose est vraie dans toute la filière agricole, pour le raisin de table, les pommes à croquer…
D’une manière générale, les variétés modernes possèdent toutes des qualités boulangères supérieures aux variétés anciennes ! C’est pour ça que le débat est complexe dans la filière aujourd’hui. Tout le monde a le cœur qui penche pour l’ancien, mais tout le monde veut faire des mies ouvertes et souples comme celles qui peuplent les fils Instagram de tous les boulangers Américains et qui nécessitent des variétés à haute valeur boulangère. Il existe donc une véritable bipolarité du boulanger en général sur ce sujet !
Finalement, peu de boulangers travaillent des variétés anciennes pures. Le propos s’est déplacé vers des blés dit « de population ». Ces populations sont le plus souvent constituées de variétés anciennes et modernes cultivées ensemble, ce qui permet de produire des farines ayant de bonnes qualités boulangères (au sens entendu par la filière depuis plus de 100 ans: W, P/L…), tout en préservant en culture un pool génétique intéressant.
Enfin, comme dans le mannequinat, il serait peut-être temps également de réviser notre échelle de valeurs; ce que nous appelons « qualité boulangère » d’une farine par exemple. Aussi incroyable que ça puisse paraître, l’aspect nutritionnel ne fait pas encore partie des valeurs boulangères d’une farine ! Il reste donc encore du pain sur la planche.
Thomas Teffri-Chambelland, merci pour ces réponses.
Plus d’informations : site internet de l’EIDB : http://eidb.fr – site internet de Chambelland : http://chambelland.com