L' »union sacrée » est souvent vantée pour aider à surmonter une crise. Cela signifie que nous devons alors oublier pendant un temps nos différences d’opinion, de forme ou encore d’environnement pour nous centrer sur un effort collectif. Je suis désolé mais je n’y crois pas, un peu comme les enfants cessent un jour ou l’autre de croire au père noël. Les raisons sont assez nombreuses, à commencer par le fait que nos sociétés ‘modernes’ ont développé un individualisme forcené, sur lequel il serait bien difficile de revenir à moins de reprendre les éléments fondamentaux qui guident les actions de chacun… Si cela ne suffisait pas, la situation a aussi tendance à nous opposer plus qu’à nous réunir : entre ceux qui sortent, ceux qui respectent strictement le confinement, ceux qui ont fui la capitale, ou encore les salariés pouvant télétravailler versus les professionnels devant rester sur le terrain, … difficile de toujours se comprendre et d’éviter le jugement rapide, ne prenant pas en compte les spécificités de chaque situation. Il faut aussi se méfier des faux rassembleurs, qui prônent de belles valeurs pour s’ériger en chef de meute, alors même que leur action n’est pas portée par l’intérêt collectif mais bien par la volonté d’en retirer du pouvoir et de la visibilité.
Les boulangers font ainsi partie des rares commerces à pouvoir rester ouverts, leur reconnaissant ainsi un caractère indispensable à l’alimentation des français. Il faut tout d’abord saluer l’implication des artisans pour trouver des solutions visant à réduire l’exposition de leurs personnels de vente : limitation du nombre de clients en boutique, marquages au sol, vitres de protection en caisse, réduction des contacts humains lors de la manipulation de produits … Rarement la profession aura été aussi vite pour déployer de nouvelles pratiques, preuve que l’urgence nous fait dépasser l’inertie habituelle bien connue au sein de la boulangerie artisanale… Si cela pouvait nous inspirer pour d’autres sujets !
Dès l’annonce des mesures de confinement, le ministère du Travail a eu l’ingénieuse idée d’abroger temporairement les décrets imposant un jour de fermeture hebdomadaire, permettant ainsi d’ouvrir en continu pour ceux disposant d’équipes suffisamment dimensionnées. Forcément, les premiers (et à peu près les seuls, en définitive) à s’en réjouir se trouvaient réunis dans une étrange organisation nommée FEB, pour Fédération des Entreprises de Boulangerie. Malgré son nom, elle ne représente en définitive que des chaines et industriels, tout en entretenant un flou sur sa nature réelle par sa dénomination : cette escroquerie -car il n’y a pas d’autre mot- lui permet d’avoir une tribune au sein des médias locaux et nationaux, beaucoup de journalistes ne prenant pas le temps de bien comprendre la réalité. C’est ainsi que l’organisme avait commandé un sondage auprès de l’IFOP pour vanter le fait que les parisiens souhaiteraient voir leurs boulangeries ouvertes tous les jours, lequel avait été repris en coeur par des supports en quête d’information sensationnelle.
A mon sens, la confédération (qui, elle, représente réellement les artisans, malgré tout) ne s’est pas suffisamment emparée du sujet ces dernières années et a laissé plusieurs acteurs de taille ouvrir sans contrainte (à l’image de plusieurs boulangeries parisiennes, comme Chez Meunier, Eric Kayser, Landemaine, BO&MIE ou plus loin le réseau Feuillette), préférant se concentrer sur des sujets d’image comme la défense d’un dossier à l’UNESCO.
Comprenons nous bien : ouvrir 7j/7 dans ces conditions n’a aucun sens. Du fait du confinement, l’activité a nettement réduit et il ne paraît pas souhaitable d’inviter les consommateurs à se déplacer chaque jour pour acheter un morceau de pain, à plus forte raison quand ce dernier prend la forme d’une baguette ou autre produit de faible conservation. Vient ensuite la question d’ouvrir, tout simplement. Beaucoup d’artisans ont du se la poser, faisant face à des situations diverses remettant en question leur activité quotidienne. Plusieurs chefs d’entreprise ont du faire face à des défections massives au sein de leurs équipes, que ce soit pour des raisons de garde d’enfant ou tout simplement par la volonté de certains à préserver leur santé. Si les gestes barrière peuvent être mis en place en boutique au prix de nombreux efforts (limitation du nombre de clients dans l’espace de vente, protection du personnel de vente, limitation voire arrêt de la manipulation de monnaie…), ces derniers sont parfois inapplicables en production : la promiscuité de certains fournils impose aux artisans d’évoluer dans un espace restreint et confiné… ce qui n’a rien de recommandé à l’heure actuelle.
Après la folie de la mi-mars, où de nombreux consommateurs ont acquis des quantités importantes de denrées alimentaires, les commerces doivent aujourd’hui faire face à une chute de trafic conséquente, liée notamment aux mesures de confinement en plus de l’attrait marqué de la grande distribution, laquelle a été érigée en véritable héros face à cette « guerre », avec sa capacité à répondre à la plupart des unités de besoin en un seul et même lieu. La fermeture des marchés a été dramatique pour ceux ayant basé une partie de leur modèle économique sur ces derniers. La baisse de chiffre d’affaires peut atteindre 70% voire 90% pour certains, ce qui met sérieusement en cause l’équilibre de l’entreprise et devrait imposer des mesures de chômage partiel pour les salariés. Ces dernières ont fait l’objet d’un flou juridique peu enclin à instaurer un semblant de sérénité pour les chefs d’entreprise, et rien n’est encore gagné de ce côté là. Pire encore, on peut s’attendre à ce que l’Etat mette en avant la possibilité de maintenir son activité, chose impossible pour certains secteurs comme la restauration ou des commerces non alimentaires, pour limiter les mesures en faveur de la boulangerie. Les assureurs ne semblent pas, eux non plus, enclins à faire preuve d’une grande solidarité face à ce sinistre.
Certains ont mis en place des services de livraison pour approcher une clientèle souhaitant respecter strictement les mesures de confinement. Cela peut être une bonne idée si on limite les déplacements de cette façon, mais je suis un peu plus perplexe quand il s’agit de déléguer ce service auprès de prestataires tels que Stuart, Deliveroo, Glovo ou Ubereats. Ces derniers faisant peu de cas des conditions de travail de leurs livreurs, tous ‘indépendants’ et placés à la merci de leur commanditaire, il y a sans doute mieux à faire en terme de responsabilité sociale… car peu importe la situation, envoyer littéralement des individus au ‘front’ sans protection n’est pas acceptable.
Il me semble que nous avons plusieurs réflexions à mener suite à cette crise. Les faiblesses de notre modèle sont mises à jour : le nombre de boulangeries en activité répartit naturellement les consommateurs, et le fait d’avoir peu de jours de fermeture limite d’autant les reports entre points de vente. Une meilleure entente entre les artisans permettrait sans doute de mieux organiser la production, mais nous en sommes bien loin : le syndicat a perdu une grande partie de sa représentativité et rares sont les boulangers d’un même secteur à se considérer mutuellement comme des confrères plus que des concurrents.
La nature des produits vendus aujourd’hui par la boulangerie artisanale française pose également problème : une majorité de pains offrent des qualités de conservation très limitées, à l’image de la fameuse baguette, laquelle se révèle un non-sens total dans le contexte actuel. Il est nécessaire qu’une prise de conscience collective s’opère sur le fait que disposer chaque jour de pain frais en (sur)abondance est un luxe. On voit bien qu’il serait opportun de se réorienter vers des références « de garde », aujourd’hui comme demain, dans l’optique de limiter le gaspillage -inévitable puisque le pain chaud à toute heure est devenu la norme- et les déplacements. Nous avons une responsabilité sociétale et environnementale à nous saisir collectivement, et cela passe par une modification des habitudes de consommation. L’artisan doit y participer en s’inscrivant dès maintenant dans une démarche durable.
Cette injonction est encore plus vraie au sujet des boulangers ayant pris le parti de s’orienter massivement vers des activités de restauration, à la fois par leur emplacement et par la construction de leur offre produit. L’homme d’affaires Warren Buffet a résumé la situation en une phrase assez percutante : c’est quand la mer se retire qu’on voit ceux qui se baignent nus. Ainsi, ces artisans sont les plus fragiles et les plus impactés par le confinement : les quartiers d’affaires sont déserts, beaucoup de consommateurs cuisinent chez eux et seuls les zones résidentielles continuent à « vivre », autant que faire se peut. On voit bien que le modèle le plus résilient est celui d’une boulangerie répondant réellement à des besoins de première nécessité, c’est à dire en proposant du pain de qualité, réalisé dans les règles de l’art. La pâtisserie et la petite restauration ne sont qu’accessoires, et cette pandémie jette une lumière crue sur cette réalité.
Ces dérives ont entrainé la naissance d’affaires tentaculaires, qui s’avèrent actuellement difficilement gérables et ne peuvent s’adapter facilement à une telle modification de l’environnement dans lequel elles évoluent. Même si la position de l’artisan à la tête d’une entreprise de petite taille, où il oeuvre parfois seul à la production, n’est pas simple, je demeure convaincu qu’il reste bien mieux maître de son destin. Le temps des « machines à quintaux » avec des chiffres d’affaires extravagants est dépassé, place à la sobriété et à des structures plus humaines.
En définitive, tout cela nous appelle à revenir à nos fondamentaux, en boulangerie comme ailleurs. Comme certains l’ont très justement noté, il y aura un avant et un après : cette crise sans précédent peut être une source de créativité et un sursaut pour écrire une histoire différente. Nous devons nous en saisir dès maintenant, et mettre à profit -pour ceux qui restent chez eux !- ce temps suspendu pour étendre notre réflexion plus loin que l’horizon proche… et finir par s’unir pour créer un véritable projet commun.
Belle analyse, assez pointue. Merci
Assez d’accord dans l’ensemble, mais il ne faut pas cracher dans la soupe. Sans le snaking la boulangerie ne se porterait pas aussi bien. Pas d’accord non plus sur l’avenir et le modèle de la boulangerie, il y a qu’à regarder la qualité de vie d’un artisan réalisant 150k de CA pour comprendre que c’est plutôt ce modèle qui va disparaître et pas celui des grandes structures dépassant le million d’euro.
La boulangerie centrée par le snacking se porte bien, vous trouvez? Cela génère du chiffre mais peu de rentabilité.
Je ne suis pas non plus persuadé que les chefs d’entreprise à la tête de gros navires aient une meilleure qualité de vie que des artisans possédant de petites affaires. Avec les nombreuses difficultés qu’impliquent les grosses structures (administratif, gestion du personnel, remboursement d’investissements conséquents, …), il n’y a rien de bien enviable…
Ping : Droit de réponse de la FEB suite au billet du 30/03/2020 | painrisien