Il n’y a rien de pire que de considérer la vie de façon binaire, comme si tout ne pouvait être que blanc ou noir. Cette vision simpliste de la réalité passe à côté de toutes ces nuances de gris qui font le sens de l’existence, de par le nécessaire apprentissage permettant de mieux les appréhender et pour l’indispensable diversité qu’elles nous imposent. Nous avons pourtant trop souvent tendance à céder à la facilité en opposant des idées, des pratiques ou des individus, en les cataloguant comme vertueux ou non. On néglige ainsi, volontairement ou non, le cheminement ayant conduit à ces constructions : même s’il y a souvent un effet de masse et d’entrainement, personne n’agit réellement de façon irrationnelle, que ce soit pour soi-même au premier titre ou pour la communauté.
J’avoue avoir été irrité par un reportage diffusé jeudi 21 janvier 2020 sur France 2, dans l’émission Envoyé Spécial. Irrité sans doute de par ma proximité avec les artisans boulangers, irrité parce qu’avec le temps et les échanges j’ai à coeur de défendre toute cette « masse invisible » de gens qui travaillent très bien mais n’ont pas la volonté de raconter des histoires, souvent bien enjolivées, au sujet de leur activité.
Pour remettre les choses dans leur contexte, j’avais été contacté par la journaliste en charge de ce reportage. J’ai passé du temps à lui expliquer mon point de vue, ainsi que de nombreux éléments au sujet du fonctionnement de la filière blé-farine-pain, avec ses travers et ses voies de progrès. On ne peut pas dire que le résultat soit vraiment représentatif de nos échanges, tant la simplification outrageuse de la réalité, sans doute amplifiée par le montage et les contraintes de productivité, est criante.
Pendant une trentaine de minutes, les téléspectateurs ont ainsi pu assister à ce qui tient presque d’un réquisitoire à charge contre les artisans boulangers, qui seraient coupables de rendre malades leurs consommateurs avec un pain devenu quasi-toxique. En opposition à ces derniers existeraient quelques héros, à l’image des paysans boulangers ou de quelques entrepreneurs à la vertu irréprochable.
Je ne vais pas remettre en question la nécessité d’abandonner les mélanges prêts à l’emploi (ou pré-mixes), à la fois de par la perte de savoir-faire qu’ils provoquent, la faible qualité (nutritionnelle et organoleptique) des pains et l’absence totale de différenciation vis à vis de l’offre industrielle. C’est une position que je défends ici depuis de nombreuses années, avant même que la profession ne commence à évoluer réellement sur ce point.
En dehors des marques nationales, les artisans se sont justement remis en question, et bon nombre d’entre eux ont fait évoluer leurs méthodes de panification. L’intérêt exprimé par les consommateurs pour les produits naturels ou labellisés n’a pas épargné la boulangerie, et on ne saurait s’en plaindre. Cela ne touche pas que les néo-boulangers ou les générations entrant dans le métier à présent, à l’image des jeunes en formation présentés dans le reportage. Cet effort collectif est mené aussi bien par les meuniers (et on le voit particulièrement dans les régions où ces derniers sont dynamiques et engagés aux côtés de leurs clients), qui ont considérablement développé ces cinq dernières années leur offre de services et de formation, les écoles et les artisans eux-mêmes.
Pourtant, des minorités continuent à imposer leurs visions du métier, à la fois dans les médias et au quotidien dans la construction de leurs affaires. Il y a d’un côté ceux qui font dévier la boulangerie en y développant à l’excès des activités supplémentaires, et ceux qui se dressent comme des visionnaires, capables de réinventer le métier et d’y apporter une éthique supérieure, des matières premières irréprochables et des méthodes de fabrication au dessus de tout soupçon. A ces gens là, je souhaiterais leur dire qu’il ne suffit pas de développer des « concepts » pour prétendre se rattacher à une quelconque forme de modernité, d’autant plus quand ces derniers développent des dérives contre-productives pour toute une profession et ses clients. A ces gens-là, je souhaiterais leur dire que l’on peut faire du pain de qualité en utilisant des farines de blés dits ‘modernes’, en travaillant avec du levain, des longues fermentations et des pétrissages délicats, comme le font tant d’artisans. Ce que vous ne voyez pas, ou refusez sciemment d’observer pour servir vos propres intérêts, c’est qu’ils nourrissent la population en leur proposant chaque jour un pain accessible, chose que nombre d’entre vous seraient bien en peine de faire, de par vos tarifs, quantités de produits disponibles ou horaires limités. Même si vous n’êtes pas d’accord avec les pratiques de ces milliers d’artisans boulangers qui travaillent dur, et malheureusement pas toujours avec l’ensemble des cartes en main pour appréhender tous les enjeux de leur métier, ils méritent au moins le respect.
C’est bien cette notion qui a été largement bafouée dans le reportage que j’évoquais. On passera sur le « paysan boulanger » qui achète de la farine chez des meuniers traditionnels, comme en attestait la présence de sacs aux couleurs bien reconnaissables dans son fournil, en plus de mécaniser une pâte soi-disant très fragile. Ce qui est plus gênant à mon sens, c’est de mettre en avant un individu ayant basé son activité sur le dénigrement permanent du reste de la profession, allant jusqu’à l’accuser de vendre des pains provoquant des maladies telles que le diabète ou Alzheimer et cela sans preuve scientifique solide… ce qui ne l’a pas empêché de publier un ouvrage tenant du pamphlet, servant à la promotion de ses produits aux tarifs stratosphériques. Comment peut-on raisonnablement prétendre être le seul à détenir la vérité et à produire un pain digeste, en vantant un levain de 132 ans (ce qui tient plus de l’anecdote que d’un plus réel pour le produit) et une farine de blé dur ancien ? Cela n’a visiblement pas choqué la journaliste, mais moi si.
Face à cet environnement délétère et ce que je qualifierais simplement de bêtises ou de jeux de bac à sable, notre filière doit cesser de faire le dos rond ou pire, de courber l’échine et d’encaisser les coups. Plutôt que de chercher à imposer des marques, accuser l’industrie de copier l’artisanat ou de diviser les professionnels en les catégorisant, notre responsabilité est d’imaginer la boulangerie que nous souhaitons avoir demain dans nos villes et nos quartiers. Le débat sur le fait maison ou l’utilisation des préparations a déjà 5 à 10 ans de retard, puisque l’on sait que la profession ne survivra que si elle s’éloigne de ses travers. Ce qui reste à dessiner se situe plutôt du côté de la construction de l’offre, des méthodes de production, de distribution et de service, ainsi que sur le choix des matières premières. Certains ont déjà commencé à y réfléchir et à expérimenter, ce sont ceux-là que nous devons mettre en valeur et qui doivent participer à notre réflexion collective. Il est temps de montrer que cette filière a de belles choses à dire et à faire, et de relever la tête pour regarder l’avenir… sans jamais prétendre à la perfection -car elle n’est définitivement pas de ce monde- mais à l’honnêteté et à la cohérence.
Sans parler des paysans boulangers qui ne font pas d’ana Pour chercher la présence de mycotoxines dans leurs blés !
Irritation partagée, c’était une très mauvaise enquête, une sorte de prémix journalistique mal façonné.