Le rattachement à des valeurs ne se déclare pas, il se prouve. Nous passons notre temps à nous parer de belles intentions, à parler de vertu et de bienveillance, pourtant les inégalités n’ont jamais été aussi grandes. Les grandes entreprises, marques multi-nationales et autres conglomérats consacrent d’immenses efforts marketing pour verdir leur image, pourtant notre planète brûle toujours. C’était vrai en 2020 et il n’y a aucun doute sur le fait que cela continue à l’être en 2021. Le « monde d’après » ne restera qu’une vaste supercherie tant que l’humanité n’aura pas ouvert les yeux sur sa profonde incapacité à penser à long terme, et à se reconnecter à autant d’éléments fondamentaux que sont la terre ou un regard porté vers autrui sans logique d’intérêts particuliers, abandonnant ainsi l’idée que les autres et les ressources naturelles seraient des outils pour sa propre réussite.
La boulangerie artisanale est bien loin d’avoir fait sa révolution sur le sujet. Notre chère profession parle toujours de partage, de qualité supérieure, de matières premières sélectionnées, de savoir-faire traditionnel et transmis de longue date… mais l’Epiphanie nous rappelle encore une fois que de nombreux artisans se sont éloignés de tout cela.
Les galettes des Rois représentent en effet l’événement phare du mois de janvier, et revêtent en boulangerie bien plus d’importance que la période des fêtes qui vient de s’achever : à la différence des bûches qui ne concernent que les plus pâtissiers et offrent une faible rentabilité, ces gâteaux peuvent être une belle source de revenus pour qui les réalise avec soin… au risque de vouloir en profiter un peu plus.
Je n’ai pas pour habitude de traiter ici des questions tarifaires, à la fois car je considère que le savoir-faire artisanal et les matières premières de qualité se paient, et parce qu’un mauvais produit sera toujours trop cher… à l’inverse d’un bon, qui saura parfois nous faire oublier son prix.
Cela a cependant quelques limites, qui me semblent être atteintes pour le sujet qui nous intéresse aujourd’hui : quand certains dépassent allègrement les 20 euros pour une galette de 4 personnes (on passera sur les tarifs stratosphériques des palaces et autres pâtissiers haut de gamme), se positionnant ainsi dans les gammes tarifaires habituellement réservées à des entremets complexes, il y a un véritable problème. Le coût du beurre ou des amandes a augmenté ces dernières années, c’est indéniable, mais cela représente toujours une faible part du prix de vente du produit fini, y compris si l’on intègre les sommes dévolues à l’emballage, à la couronne ou à la fève. La main d’oeuvre est sans doute le poste le plus important, mais il faut rappeler que la galette demeure un produit extrêmement rationnel à fabriquer : la pâte feuilletée et la garniture (de pure crème d’amandes ou de frangipane) se prêtent bien à une réalisation en série. De plus, ces deux éléments sont des fondamentaux du répertoire boulanger, et même s’il faut du temps pour les réaliser dans les règles de l’art -certains étalant leur fabrication sur 3 jours-, on ne peut pas objecter une complexité particulière pour des professionnels aguerris. Les plus prévoyants auront pris de l’avance, utilisant le froid négatif pour stocker leurs produits : il n’y a rien de honteux à cela, et même si une partie de la clientèle continue de s’offusquer à l’évocation de telles pratiques, il faut savoir vivre avec son temps et se préserver, ainsi que ses équipes.
Une des conséquences directes de ces dérives tarifaires sera le report vers la grande distribution ou l’offre industrielle pour une partie significative des consommateurs. Il faut dire que les tarifs proposés sont alléchants, pouvant débuter à moins de 5 euros pour une galette de 4 à 6 personnes « cuite sur place ». L’histoire ne dit pas quel goût aura le produit, ni quels ingrédients il incorpore, le champ des possibles étant bien large pour ce sujet : graisses végétales, amandes de noyaux d’abricots, émulsifiants et autres petits plaisirs. Le coût réel du produit en terme de santé restant alors à la charge de la communauté. On est en plein dans une logique consumériste, où la galette est traitée comme un produit d’appel, la quantité comptant plus que la qualité. Il se vendrait plus de 30 millions d’unités par an, ce qui ferait près d’une demi galette par personne (ou une personne sur deux consommant une galette, c’est selon) sur le seul mois de janvier. Autant dire que nos artisans seraient bien en peine de fournir l’ensemble du marché, mais cela ne devrait pas pour autant les empêcher de garder à l’esprit qu’il s’agit d’un gâteau de partage, qui devrait rester accessible au plus grand nombre. Plutôt que de chercher à réaliser des marges importantes sur cette période (car elles le sont, malgré ce que peuvent prétendre certains), je pense qu’il serait préférable d’avoir une approche plus saine et une gestion raisonnée tout au long de l’année, en ayant des prix de vente cohérents sur l’ensemble de ses gammes… ce qui éviterait ce genre d’effet de rattrapage.
De plus, l’Epiphanie est une occasion toute trouvée pour attirer puis fidéliser de nouveaux clients, la réputation d’un artisan entretenue autour des galettes incitant souvent de nombreux consommateurs à sortir de leurs habitudes pour s’offrir un produit d’exception. Cela ne peut réellement fonctionner que si les tarifs demeurent raisonnables.
Au delà de ces considérations se dessinent des sujets animant la profession depuis de nombreuses années, à commencer par le « fait maison ». Un récent article du Canard Enchainé a ravivé le débat, lequel contenait de nombreuses approximations. Il se faisait l’écho du message porté par la Confédération, cherchant à asseoir la supériorité de son « label » Boulanger de France, comme si seuls les artisans affiliés à ce dernier étaient engagés dans une démarche qualitative et durable. Si certains professionnels vendent effectivement des produits d’origine industrielle, il ne faut pas douter que la majorité des boulangers fabriquent leurs galettes des rois, même si le sujet des viennoiseries à base de pâte levée feuilletée est plus sensible. Ces derniers n’ont pas besoin d’une étiquette sur leur vitrine pour le prouver, comme le soulignait très justement le boulanger bordelais Louis Lamour. C’est leur engagement au service de la clientèle, leur capacité à développer une identité singulière et à communiquer leurs engagements en boutique, notamment à travers une formation adaptée de l’équipe de vente, qui font la différence.
L’artisanat est une question d’engagements, et pas uniquement celui de fabriquer, je profite de l’occasion pour le rappeler. Parmi eux, il y a celui de transmettre le métier, et les gestes qui y sont associés. Sur le sujet, certains ont pris la tangente, en mécanisant à l’extrême leur fabrication (comment fournir 35 boulangeries sur le territoire autrement ?), réduisant leurs salariés (et leur nombre) à l’état de simples manoeuvres, avec un impact direct sur la masse salariale : moins d’employés, moins payés, donc plus de profit. Cela ne les empêche pas pour autant d’afficher fièrement sur leurs vitrines les mentions de « fait maison » et d' »artisan boulanger » : ce n’est pas faux, mais cela occulte la réalité de leur entreprise, dont les volumes n’ont plus grand chose à voir avec l’idée que l’on se fait habituellement d’une production artisanale. Cette prise de distance avec le produit finit toujours par avoir des conséquences néfastes : c’est à la fois aliénant pour les femmes et les hommes, privés à terme de l’identité liée à leur métier, cela provoque une perte de savoir-faire et la qualité des fabrications s’en trouve affectée, que ce soit par une reproduction approximatives des gestes par les machines ou du fait d’une attention limitée portée au processus. On l’a bien vu en panification avec des méthodes de baguettes en « diviseuse formeuse » (la pâte n’étant plus façonnée) telles que PanovA, Paneotrad et autres équivalents : les contacts avec la pâte étant limités au strict minimum, l’artisan finit par s’en désintéresser et perdre tout le sens de son action. Mêmes causes, mêmes conséquences pour le feuilletage. Cela doit nous inciter à défendre un modèle de boulangerie indépendante, où le productivisme et la quête effrénée de la rentabilité n’ont pas pénétré. Nos choix de consommation ont un impact direct sur ce dernier point, et nous avons une vraie responsabilité quant à l’évolution du marché… en évitant de nourrir les chaines ou ceux qui s’y apparentent par leur développement sans limites.
La pâtisserie des Gâteaux et du Pain communique depuis plusieurs années sur son approvisionnement en amandes françaises. Au vu des tarifs pratiqués par l’enseigne, on peut se dire que l’éthique est une valeur de riches… ou pas tant que ça, puisque l’on trouve des artisans tout aussi engagés pratiquant des tarifs bien plus démocratiques, à l’image de la Boulangerie du Square (Paris 18è), qui s’approvisionne directement auprès du producteur Hervé Lauzier ou de Partisan Boulanger à Lyon avec les fruits de Claude Dumas.
L’éthique est également un sujet majeur, pourtant bien négligé dans les fournils. Elle concerne autant la façon de traiter ses équipes, aussi bien en termes de rémunération que de management, que le choix de ses fournisseurs et les relations que l’on entretient avec ces derniers. Comme je l’écrivais en 2019 au sujet du flan, la galette contient en définitive assez peu d’ingrédients et ils peuvent dire beaucoup de la personne qui la réalise. Si l’on parle souvent de la qualité du beurre utilisé pour le feuilletage, avec une mise en avant des AOP (Isigny, Charente-Poitou) et marques reconnues (Lescure, Montaigu, …), il est bien moins souvent question des oeufs ou des amandes. Nombre de professionnels continuent d’utiliser des oeufs issus de poules élevées en cage, que ce soit au travers d' »oeufs coquille » ou d’ovoproduits. Compte tenu de l’évolution de l’opinion sur le sujet, une évolution rapide semble indispensable pour être en phase avec les attentes sociétales.
Les amandes demeurent un produit central de la galette, puisqu’on la nomme souvent en évoquant le fameux fruit de l’amandier. Pourtant, rares sont ceux qui se soucient de sa provenance. La majorité de la production (plus de 80%) mondiale nous vient tout droit de Californie, où l’on sait à présent que la culture pose de nombreux problèmes écologiques : la région souffre d’une situation de sécheresse chronique, et l’arbre a le bon goût de consommer de grandes quantités d’eau : 4 litres sont nécessaires pour que le fruit arrive à maturité… en plus de nécessiter beaucoup d’abeilles, « louées » et importées de l’étranger puis livrées par camion, pour les polliniser. Ajoutons à cela le transport et on obtient un produit au bilan carbone et à l’impact environnemental désastreux, que nous devrions tout simplement bannir de nos approvisionnements si les considérations tarifaires n’étaient pas si importantes… car là est bien le sujet, malgré la prétendue supériorité gustative vantée par la filière américaine. Quant à moi, j’aurais tendance à trouver que les galettes réalisées avec ces amandes ont un goût amer… ce dernier n’étant pas lié au fameux arôme couramment ajouté à la garniture.
Des alternatives européennes existent, à des tarifs variables. L’Espagne et l’Italie fournissent des amandes de qualité plus qu’honorable, tout en restant plutôt accessibles.
En Provence, quelques producteurs passionnés ont eu à coeur de préserver une filière qui aurait bien pu disparaître du territoire. Rares sont les boulangers à y faire appel dans leurs fabrications (l’amande française ne représente que 4% de la consommation totale de notre pays), mis à part des artisans au positionnement plus haut de gamme, réservant ainsi ce produit d’exception à une heureuse minorité. A une époque où l’on parle de circuits courts et de produits locaux, il serait pourtant grand temps de s’y intéresser, quitte à réduire sa marge… et faire un peu moins de beurre avec la galette.
Vous l’aurez compris, il y a de nombreuses raisons de penser que la tradition de l’Epiphanie ne tourne plus rond depuis longtemps. Du fait de la multiplicité des sujets qu’elle incorpore, les solutions à mettre en oeuvre sont nombreuses et nous appartiennent à chacun, autant professionnels que consommateurs… encore faut-il être prêt à accepter la douleur du changement, et la contrainte, pourtant toute relative, de la raison.
Tous mes meilleurs vœux pour cette année 2021, mon cher Rémi, même s’il faut un peu la foi du charbonnier pour croire totalement en la félicité de notre avenir, sachant que pour ce qui te concerne, ton tempérament ne te pousse pas à un optimisme béat.
Cela étant dit, tu as bien raison de consacrer un long papier aux galettes. C’est le produit par lequel la boulangerie artisanale serait le plus à même d’affirmer sa différence, sa singularité et idéalement sa supériorité, vis à vis du caractère industriel de cette production saisonnière.
De fait ce n’est pas toujours le cas, mais tentons de voir des signes encourageants. C’est certain que beaucoup de bonnes maisons n’ont pas besoin d’afficher le moindre label pour qu’on leur fasse crédit de la qualité de ce qu’on y trouve, mais d’autres estiment que ça ne mange pas de pain d’y souscrire comme c’est le cas par exemple pour celui du Collège Culinaire de France.
Quant à ce label « Boulanger de France » porté par la Confédération, il ne faut pas bouder ni snober une initiative qui conduit à aller vers un mieux que l’on peut espérer qualitatif. Il donne en tout cas une garantie de fait maison qui, enfin, va au-delà du pain. On peut critiquer la forme, voire la dénomination retenue, mais sur ce sujet on est également vers un mieux, au regard de la malheureuse enseigne promue par la même Confédération depuis quelques années.
Par ailleurs, en région comme à Paris, on observe avec ce produit une saine émulation entre beaucoup d’artisans. Alors qu’un flan, ou même un croissant ressemble le plus souvent à un autre croissant, il y a ici la volonté de se distinguer par le design, par la technique de fabrication ou bien par les matières premières. Je m’entretenais hier avec un bon artisan qui n’a pas échappé à la sagacité de tes pérégrinations, en l’occurrence Boris Lumé, et il me disait le plaisir qu’il avait à observer les petites différences chez les galettes de ses collègues.
Dans ce « monde d’après » pour lequel tu redoutes que rien ne change, ne nions pas les évolutions positives. Par tes observations lues par bien des professionnels qui, par parenthèse, sont peu diserts pour s’exprimer ici, tu es d’ailleurs l’expression d’une de ces évolutions.
Mieux manger, se soucier de la qualité des matières premières et de leur provenance locale, sont des signaux encore faibles mais réels. Il faut croire aux signaux faibles, il arrive qu’ils soient les tendances lourdes de demain.
Bien cordialement, François