Nos racines doivent-elles nous rendre immobiles ? Elles semblent parfois si profondes, riches en ramifications, qu’il paraît impossible de bien en mesurer toute l’étendue, comme si notre existence devait alors se résumer à la vaine quête de la connaissance de notre histoire… et de nous-mêmes, au final. Hériter est une lourde responsabilité, et au lieu de donner des ailes à ceux qui reçoivent, cela se résume plutôt à un fardeau. Pas seulement du fait du poids du paquet, mais aussi de la certaine paresse que cela peut engendrer : comment mesurer la valeur des choses et du travail alors que l’on a déjà tout ? Dès lors, l’histoire peut cesser de s’écrire, l’héritage est gâché, dilapidé. Les exemples ne manquent pas, notamment dans notre métier où nombreuses sont les entreprises de boulangerie ou de meunerie ayant périclité suite à une transmission de génération.
Ce n’est pas le cas de Poilâne, dont Apollonia Poilâne a prématurément repris les rênes en 2002, à seulement 18 ans. Les années ont passé et sa capacité à mener l’entreprise ainsi que ses collaborateurs dans la voie singulière qu’avaient tracé ses parents et grands-parents ne s’est pas démentie. Il y a chez elle ce que certains qualifiraient de « force tranquille », qui l’a sans doute poussée à obtenir un Bachelor of arts à Harvard en parallèle de son activité au sein des boulangeries familiales. Son quotidien se partage entre les différentes implantations de l’enseigne, que ce soit au sein de la manufacture de Bièvres ou dans les boutiques de Paris, Londres et Anvers. Que ce soit très tôt le matin ou tard dans la nuit, elle s’est peu à peu approprié l’identité de cette marque qui est aussi son patronyme… au point de parvenir à la transformer comme cela a été le cas récemment : en effet, une nouvelle charte graphique (signée Jean-François Aimé) a été dévoilée récemment, laquelle affiche des lignes résolument modernes. Exit la typo façon ‘écriture main’, Poilâne s’affirme désormais avec des lettres sobres et une baseline à la fois respectueuse de son histoire et tournée vers l’avenir : « contemporain par tradition ». Athéna -deuxième fille Poilâne, devenue artiste- et Apollonia font ainsi un clin d’oeil à la « rétro-innovation » théorisée et appliquée par leur père Lionel et mettent des mots sur une démarche engagée discrètement ces dernières années.
L’autre pendant de cette nouvelle identité est également de réaffirmer l’importance de la main dans les process de fabrication de l’entreprise : en effet, que ce soit dans la réalisation des pains ou des sablés, les tâches ont été très peu mécanisées et ce de façon volontaire : il n’était pas question de devoir adapter le produit à l’outil, or il aurait bien fallu le faire dans la plupart des cas. Le grand public peine à l’imaginer aujourd’hui, tant la marque est devenue forte, notamment du fait de sa large distribution. En rétablissant les vérités sur le caractère artisanal de la production, l’identité Poilâne sera mieux respectée et ses tarifs nécessairement plus élevés que ceux de l’offre industrielle trouveront un accueil plus compréhensif.
Bien sûr, il aurait été confortable de se reposer uniquement sur la Miche Poilâne et son caractère quasi-iconique, affichant ainsi une certaine arrogance vis à vis d’un secteur en plein mouvement et soumis à une concurrence féroce. Confortable mais pas durable, car les attentes de la clientèle ne cessent de se renouveler et que la création fait partie de l’essence même du métier. Dès lors, les compagnons -puisque c’est ainsi que sont appelés les boulangers de l’entreprise- et leur patronne ont planché sur de nouvelles recettes. Pain sans gluten au maïs sans sucre ou matière grasse ajoutés, bûches de Noël à base de pain d’épices, sablés fourrés au chocolat Michel Cluizel, pain poivré ou brioche feuilletée « Kawa » aux épices Roellinger, galettes des rois au sarrasin, pain de mie en forme de ballon pour la coupe du monde… La Maison n’a pas perdu de vue ses fondamentaux tout en développant des produits modernes et en phase avec les attentes de l’époque. La nouvelle gamme de sablés s’axe autour des céréales et de leurs saveurs singulières : si la Punition reste un incontournable, il ne faudrait pas manquer de découvrir le sarrasin ou le seigle, avant l’arrivée de nouvelles déclinaisons d’ici la fin de l’année.
Même travail du côté des gâteaux de voyage, avec la mise au point d’une gamme très recherchée, avec des références sans sucre ajouté (présence uniquement de sucres naturels issus des fruits) ou sans matière d’originale animale (utilisation de lait d’avoine). Cela n’aurait pas de sens si le sourcing n’était pas tout aussi pointu en amont : on peut citer l’utilisation d’un beurre fabriqué avec du lait de vache Froment du Léon, comme un habile clin d’oeil au métier de boulanger où blé se dénomme également froment. Pour la farine, l’entreprise continue de travailler avec ses partenaires historiques, tout en expérimentant le Bio dans sa nouvelle boulangerie de la rue de Crimée. Si l’initiative est louable et va sans doute dans le sens de l’histoire, je pense que des acteurs aussi emblématiques que Poilâne devraient aujourd’hui aller plus loin et s’engager durablement pour faire évoluer les pratiques de la filière. Des céréales variées sont plantées autour de la Manufacture de Bièvres, mais elles ne rentrent pas dans la composition du pain : pourquoi ne pas aller plus loin dans la démarche en sélectionnant de façon plus pointue les céréales utilisées dans les farines, voire en les écrasant directement, en limitant ainsi les intermédiaires ?
Au delà du seul aspect produit, Apollonia Poilâne réfléchit également à l’expérience globale liée à sa marque et se demande comment parvenir à fidéliser de jeunes générations. Cela passera par le développement de nouveaux services et d’une relation de vente différente. L’idée serait de donner de l’essor à l’activité de commerce électronique, qui répondrait presque aux besoins des achats du quotidien, tout en donnant aux visites en boutique une nouvelle dimension, permettant ainsi aux équipes de vente de mieux accueillir chacun.
Dès cet été, des paniers repas nommés « Pic’Poilâne » seront proposés aux clients, ce qui permettra de déguster sur le pouce une sélection de produits choisis… idéal pour une pause au parc des Buttes-Chaumont, tout proche du 83 rue de Crimée. C’est d’ailleurs à cette même adresse que pourrait voir le jour d’autres initiatives, comme une table destinée au goûter, le lieu s’y prêtant bien par son caractère chaleureux. Sa reprise fin 2017 ne traduit pas une volonté d’expansion sans fin mais reste le fruit de rencontres et d’opportunités : Véronique Mauclerc souhaitait vendre son affaire depuis plusieurs années, sans succès. La boutique et le four à bois étaient particulièrement dégradés, ce qui n’aurait pas permis à la plupart des acquéreurs de mener à bien leur exploitation par la suite. Poilâne a pu remettre en état les installations et redonner vie à cette boulangerie, qui livre à présent le point de vente de la rue Debelleyme. Cette boutique, située en plein coeur du Marais, a été recentrée sur la vente à emporter après l’expérimentation du concept « Comptoir », dont les tartines nourrissent londoniens et germanopratins.
Dans un paysage boulanger où la plupart des entreprises finissent par céder aux sirènes d’un développement incontrôlé et d’une industrialisation progressive des produits, de telles histoires font du bien : Poilâne a conservé sa singularité, prouvant qu’une autre voie est possible. Cela continuera demain avec d’autres initiatives atypiques, comme le projet d’organiser des événements autour de la manufacture de Bièvres ou d’autres partenariats, à l’image de celui créé avec la marque l’Uniform pour créer une enveloppe à pain.
Il ne faudrait pas pour autant perdre de vue les fondamentaux boulangers de la marque : pour moi, une question de fond se pose réellement vis à vis de l’adaptation de la fameuse miche vis à vis des attentes des consommateurs : recherchent-ils vraiment une acidité aussi marquée, ne sera-t-il pas nécessaire de modifier sa recette et les process pour travailler des pâtes plus hydratées afin d’offrir un produit plus léger et alvéolé ?
Même avec 80 ans d’existence, on peut continuer à avoir du pain sur la planche… et c’est sans doute tout l’intérêt de ce métier.
MERCI!