Chaque jour, nous jouons le grand film de la vie. Le script est souvent assez confus, les rôles mal attribués, le metteur en scène absent et le producteur quelque peu fantasque, mais cela ne nous empêche pas de vouloir encore et toujours endosser les costumes qui font de nous de grands acteurs. La question profonde que chacun devrait se poser avait été habilement introduite par Jean-Paul Sartre dans L’Etre et le Néant par l’évocation d’un garçon de café jouant malhabilement son rôle. A l’inverse du plateau -qui ne pourra jamais se défaire de sa condition tristement plastique ou métallique, c’est un « être-en-soi »-, ce jeune homme est un être-pour-soi, une conscience, sans forme ni stabilité. Dès lors, comme nous ne pouvons nous résigner à n’être rien, nous devons échapper à notre propre néant en tentant d’agir avec le plus de cohérence vis à vis de nos capacités et aspirations… et donc en les recherchant.

La façade donnant sur la rue, avec l’entrée de la boutique. A gauche, un artisan boulanger… fort heureusement client de la meunerie voisine !

Si certains essaient de donner un titre au film, comédie, tragédie ou feuilleton, ils peuvent aussi trouver une source quasi-inépuisable d’inspiration dans le catalogue des oeuvres les ayant précédé. Le clin d’oeil pouvant être difficilement vu comme plagiat, il est alors sympathique. Dans le cas des Moulins de Versailles (78), je pense naturellement à « Un indien dans la ville ». D’indien à meunier il n’y a qu’un pas, même si beaucoup se prennent plutôt pour des cowboys, faisant ainsi du marché de la boulangerie un véritable far west.
Il n’est pas courant de rencontrer des minoteries dans des villes telles que Versailles. En effet, beaucoup d’entreprises du secteur se sont installées dans des zones rurales et elles concentrent à elles seules la plupart de l’activité du territoire. Bien sûr, on connaît de grands moulins comme ceux de Corbeil, Strasbourg ou anciennement de Paris. Ici, dans le quartier des Chantiers, juste à côté de la gare du même nom, le moulin Chaudé défend son identité de meunier versaillais depuis 1905, année au cours de laquelle Georges Chaudé choisit de s’installer dans la cité royale.

L’extérieur du moulin témoigne de son histoire avec des inscriptions au style très « rétro ».

Si l’aventure meunière yvelinoise de la famille débute à cette période, ce n’est que la poursuite d’une tradition familiale entretenue de longue date : les ancètres ont oeuvré en meunerie en Essonne, notamment à Etampes et Yerres,.. mais leur patronyme commun témoigne d’un ancrage profond dans ce métier : « Chaudé » signifierait « moudre » en langue d’Oc, laissant supposer que la farine coule dans les veines de cette famille depuis le Moyen-Age.
Avoir un héritage est une chose formidable : c’est en ayant des racines que l’on peut savoir d’où l’on vient, pour essayer de déterminer où l’on va. Cependant, le poids accumulé au fil du temps peut être un lourd fardeau, d’autant plus dans les métiers liés à la boulangerie : les traditions ont en effet tendance à s’y ancrer profondément, sans que l’on parvienne à bien s’en défaire.

Cela fait partie des défis auxquels Romain Chaudé doit faire face. Il a repris la tête de l’entreprise courant 2017, l’année de ses 30 ans, lors du départ de son oncle. Ce choix lui est apparu comme une évidence, car le moulin aurait arrêté de fonctionner s’il ne l’avait pas fait. Il a quitté une carrière prometteuse dans les travaux publics pour revenir à ses fondamentaux. Cela peut sembler à contre-courant de notre époque, où l’on valorise plus les réussites sociales, mais les aspects sentimentaux et humains ne devraient pas être négligés pour autant. Baigné depuis son plus jeune âge dans l’ambiance si particulière qu’entretient un moulin, le jeune homme tient à présent les rennes de cette minoterie atypique. En effet, sa localisation l’a incitée naturellement à développer la vente auprès des particuliers, et plus particulièrement dans sa boutique située au rez-de-chaussée du bâtiment. On y retrouve les farines et mélanges du moulin, mais également de nombreux produits d’épicerie sucrés ou salés. Tout en accentuant son ancrage dans le territoire, ce lieu de vente ouvert sur la ville a renforcé la relation avec la clientèle locale et représente une part importante du chiffre d’affaires des Moulins de Versailles.

La boutique

Cette évolution était sans doute essentielle pour assurer la pérennité de l’entreprise et payer les salaires des 7 personnes qui y oeuvrent aujourd’hui. La clientèle d’artisans boulangers s’est tarie au fil des années et le moulin est bien loin d’utiliser pleinement ses capacités d’écrasement, au point de ne tourner qu’une fois par semaine. Il faut dire que l’outil est relativement moderne : les engins à cylindre Schneider-Jacquet -une des rares marques françaises de meunerie !- datent des années 80. L’ensachage reste assez manuel mais il serait possible de redévelopper la livraison aux professionnels sans difficulté.

Les engins à cylindres

Je parlais précédemment d’héritage, et le choix de la famille de rejoindre le groupement Festival fait partie à mon sens des éléments les plus difficiles à porter aujourd’hui. Bien sûr, l’entité apporte un certain nombre de services, notamment en terme d’analyse des farines, mais elle contribue à noyer des petites structures telles que celles-ci dans un bassin rempli de requins aux capacités financières importantes. La seule voie de salut serait-elle la développement d’une identité propre, forte et singulière ? C’est en tout cas une des pistes qui s’offrent à Romain Chaudé.

Les engagements de la famille sont résumés sur une ardoise : locavorisme, qualité, convivialité.

Le jeune chef d’entreprise a déjà exploré l’idée en lançant des produits valorisant l’appartenance au territoire versaillais, comme la « Fine Fleur Versaillaise », qui n’a pas trouvé l’écho attendu auprès des artisans locaux. Une farine 100% pur blé est également proposée, en plus du catalogue de mélanges que l’on retrouve généralement dans une minoterie. Si la famille a pris soin de s’approvisionner en blé au plus près de son moulin -dans un rayon de 100km autour de Versailles-, elle n’est pas parvenue à trouver d’élément suffisamment fort pour se faire une place aux côtés des acteurs dominants du marché francilien, à l’image de nombreux autres petits meuniers. Leur taille ne leur permet pas de développer leur flotte commerciale ou même d’embaucher des démonstrateurs, ce qui limite d’autant leur capacité à déployer leurs idées et produits.

Ce n’est pas une raison pour être défaitiste : les meuniers de petite taille peuvent exister en se différenciant, et cela passe aujourd’hui par l’engagement et l’orientation vers des démarches qualitatives. Romain Chaudé réfléchit ainsi à des projets de farines de blés, notamment issus de l’agriculture Biologique, spécifiques, répondant aux attentes d’artisans exigeants et passionnés. Il travaille dans la même logique avec des biscuitiers et restaurateurs pour fédérer autour de son entreprise des professionnels sensibles à son positionnement. Un important travail pour redynamiser la communication est également à mener, tout comme sur le sujet de la prospection auprès des boulangers. Même si l’intensité concurrentielle présente sur le marché rendra la tâche ardue, on ne peut que souhaiter aux Moulins Chaudé de trouver leur place durablement dans le paysage boulanger francilien, comme ils l’ont déjà fait auprès des consommateurs.

Une réflexion au sujet de « Moulins de Versailles (78), Famille Chaudé, un meunier dans la ville »

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