Il y a des voyages que l’on ne peut pas faire par soi-même, pour diverses raisons. La vie est ainsi faite. Dans certains cas, on peut tout de même en vivre une petite partie, un peu par procuration. Même si l’on n’en profite pas pleinement, on parvient à en capter quelques notes, le fruit d’échanges et de moments de vie.

Dans le cas présent, cela passe par un pain. Un beau pain, d’ailleurs. Pas celui que vous pourriez trouver dans une boulangerie de quartier, réalisé par un artisan peu passionné avec des farines dont il ne connaît même pas l’essence ni la provenance. Non, dans ce pain, tout a une histoire. Les blés, issus de variétés anciennes, le moulin, abandonné puis restauré en 2004, le four à bois, bâti en argile pure ou encore le boulanger, issu d’une reconversion professionnelle…
Au final, il est arrivé ici, en Région Parisienne, après avoir traversé la France. Il s’exprime sur ma table avec toute sa douceur et ses spécificités. C’est à la fois un pain de terroir, inscrit dans un paysage et dans une vraie démarche visant à remettre en avant des blés oubliés, pourtant plus intéressants en terme de saveur et de tolérance par l’organisme (en effet, de plus en plus souvent, le gluten des farines « traditionnelles » est mal toléré), et un pain délicat, raffiné, aux parfums subtils. Sa mie bien alvéolée exprime des notes de miel, de fleurs, avec comme accompagnement une croûte bien marquée et presque fumée. Très peu salé, il reste très discret et accompagne les repas sans trop parler, même si l’on apprécie la tenue de sa mie et sa douceur, cette absence d’acidité assez surprenante de prime abord.

Cette histoire, c’est celle que vivent Roland Feuillas et son épouse à Cucugnan, au sein des « Maîtres de Mon Moulin ». Leur démarche est exigeante, peut-être pourra-t-on la qualifier de « jusqu’au-boutiste », mais elle n’en est pas moins porteuse de sens. En ayant la maîtrise complète de la chaîne (des blés issus de l’Agriculture Biologique à la réalisation du pain dans leur fournil), ils s’assurent et peuvent assurer à leurs clients l’absence totale d’additifs ou autres produits qui ne rentreraient pas naturellement dans la composition des ingrédients mis en oeuvre. Ici, le boulanger est un homme respecté, il fait partie de l’équilibre de « l’écosystème » et entretient la santé de la communauté en lui offrant jour après jour un produit sain, nourrissant le corps et l’esprit. Il partage son travail autant que son amour pour celui-ci.

Certes, il serait difficile de transposer un tel dispositif ici en Ile-de-France, quoique la Seine et Marne dispose toujours de larges espaces dévolus aux terres agricoles, mais nous devons tendre vers ce mouvement, car notre pain est progressivement parti à la dérive. De « super-aliment », il est devenu pauvre et sans vie. Tout cela s’inscrit dans une quête de sens qui doit être celle de chacun dans le cadre de son alimentation. Sans forcément exiger un tel niveau de qualité et de recherche, il est tout à fait possible de tendre vers quelque chose de similaire. Seulement, les enjeux sont alors de grande taille : cela pourrait remettre en cause la mainmise de quelques entreprises puissantes (les meuniers, en l’occurrence) sur le marché et ses orientations. Ils disposent en effet d’un important pouvoir sur les « mélanges » de farines et de blés. Certes, leur travail permet d’assurer à chaque boulanger une plus grande facilité de mise en oeuvre de la farine, mais la boulangerie est avant tout une affaire vivante, et l’on devrait accepter qu’il faille s’adapter en fonction des variations naturelles – et non pas chercher à les dompter.

Bref, comme vous le voyez, ce pain m’inspire. Il me donne envie de voyager, moi aussi, d’aller voir comment on fait ces pains, remplis d’eau, de farine, de sel, de levain et/ou de levure… mais aussi de beaucoup de passion et de sens. Pour le moment, c’est surtout par l’esprit, mais cela changera, sans doute.

Merci à Roland Feuillas pour ce beau cadeau, et à Caroline pour le transport ainsi que les belles images et pensées.

5 réflexions au sujet de « Histoire d’un voyage de pain… et d’un partage »

  1. je t’avait laissé une adresse mail sur les blés d’or ? C’est pile dans ton article .

    La démarche de ces paysan boulanger qui cultive des anciennes variétés de blé est très importante et tu serait surpris de comparer les blés d’aujourd’hui avec un blé ancien . Rien que la tige laisse songeur … le blé conventionnel 50/60 cm de haut alors que les anciennes varités que l’on utilisait encore avant guerre t’arrive à l’épaule … on à beaucoup perdu et il aura fallut attendre 1 siècle pour que l’on se rendent compte de nos erreur …

  2. cher Rémi, oui, pourquoi ne pas délaisser pour un temps les « étoiles » de la boulangerie parisienne pour aller visiter des fournils athanors où s’invente aujourd’hui en province, en campagne, le pain de Vie ? dans mon enquête sur ce pain qui réunit en lui les vertus du pain gastronomique et du pain santé, il me semble que les Feuillas (Roland et Valérie) font partie de ceux qui ont une longueur et une exigence d’avance, voire davantage. c’est à Cucugnan que j’ai appris que le bon pain ne se mesurait pas seulement à la rapidité du coup de lame, à la longueur des fermentations, au temps de pétrissage, mais à la qualité des blés choisis, aux méthodes agricoles employées, aux choix des semences, à cette faculté qu’a une filière courte de faire du boulanger, du meunier et de l’agriculteur, une saine trinité. je comprends que la reconquête du bon pain est un mouvement qui va de l’aval vers l’amont, de la panification vers la mouture et de celle-ci vers les semences et leur mise en oeuvre. le boulanger ne peut rester, pour installer une comparaison qui n’est pas sans défaut, il est vrai, un vigneron à qui on livrerait son raisin et qui se désintéresserait de sa provenance et de son histoire.

    • CQFD
      n’oublions pas que les étoiles sont quelques fois filantes (et ceci n’est pas qu’un jeux de mots de boulanger). J’ai vu le reportage sur les lés d’or dont Jacky avait fait passer l’adresse.
      Il faut préserver, pour le bien de tous, la diversité, y compris dans les semences, et surtout pour les plus anciennes.
      Comme exemple, de désintéressement on pourrait citer le Kamut® qui est une marque déposée par une entreprise canadienne et qui vous empêche l’exploitation du blé de khorazan dont est issue leur semence. Comment pourrait on être propriétaire d’une graine qui a nourri des générations d’êtres humains?
      Merci de ce témoignage Rémi.
      Merci à Roland et à son épouse pour leur oeuvrage. Voilà deux étoiles qui devraient nous permettre de ne pas nous perdre dans notre quête de sens comme le dit Jean-Philippe.

  3. De passage dans les Corbières l’été dernier j’ai eu la chance de bénéficier d’un moment passionnant avec Roland dont j’avais entendu parler grâce à Jean-Philippe de Tonnac. J’y ai croisé Anthony Bosson, cet excellent artisan dont tu as déjà parlé; il m’a dit depuis, que son étape à Cucugnan pendant son Tour de France de compagnon boulanger, avait été fondatrice, en changeant son regard sur son métier et sur le pain. Ainsi, professionnels et « panophiles » , tous sont frappés par la démarche de Roland et de sa compagne.
    Merci de contribuer à lui donner la notoriété qu’elle mérite.

  4. Merci à tous pour vos commentaires. Le travail de Roland Feuillas et de son épouse ne peut effectivement qu’interpeler les amateurs de pain que nous sommes. Je le mets en avant ici de façon très modeste, avec mes simples moyens, et j’irai sans nul doute découvrir plus en profondeur leur démarche sur place, dans les prochains mois.

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