Le hasard de l’ordre de mes publications donne parfois lieu à des perspectives cocasses. On peut ainsi alterner entre profond désespoir, consternation, incohérences entre discours et réalité, engagement véritable, convictions vivement défendues, … Je sais que certains me reprochent d’écrire des billets négatifs et pensent que je devrais me limiter à des pensées positives. J’ai essayé, vraiment, mais je ne peux pas m’y résoudre : cela donnerait une vision très partielle du milieu, et si l’on va plus loin, ne correspondrait pas du tout à la réalité du monde dans lequel nous vivons. Il y a du beau et du moins beau, mais doit-on refuser de voir ce qui nous dérange ? Non. Au contraire. Pour mieux combattre nos ennemis et nos démons, apprenons à les regarder en face. La vie ne sera sans doute pas plus simple ni plus belle. Pour autant, nous aurons le mérite du courage.

Dame Farine c'est elle, Marie-Christine Aractingi dans sa boutique.

Dame Farine c’est elle, Marie-Christine Aractingi dans sa boutique.

Du courage, Marie-Christine Aractingi n’en manque pas. Son parcours inspire le respect : cette boulangère « d’art et d’essai » – comme elle se décrit -, a quitté l’univers des lettres pour celui des pâtes et pétrins. Après avoir passé du temps à écrire des mots, elle trace aujourd’hui une histoire singulière, au fil des jours.
Elle ne s’est pas contentée de son brevet professionnel – obtenu au sein de l’Ecole de Boulangerie et de Pâtisserie de Paris – et a développé ses compétences au sein d’entreprises reconnues : de chez Frédéric Lalos au fournil du Farinoman Fou à Aix-en-Provence, elle a pu découvrir de multiples approches du métier, des vérités plus ou moins avouables, diverses méthodes de fabrication… pour construire sa propre vision de la boulangerie et prendre son envol.

Une devanture bleue comme le ciel de Marseille... pour autant, la boulangère n'a pas complètement la tête dans les nuages !

Une devanture bleue comme le ciel de Marseille… pour autant, la boulangère n’a pas la tête dans les nuages !

C’est dans la cité phocéenne que ce drôle d’oiseau a déployé ses ailes le 21 juin 2014.
L’objet de mon propos n’est pas de vous dépeindre une réalité édulcorée, mais de vous parler de l’aventure d’une boulangère qui cherche autant qu’elle se cherche.

Vitrine, Dame Farine, Marseille (13) Beaucoup ont aujourd’hui fait le choix des compromis. Snacking, pâtisseries de toutes formes et de toutes origines, viennoiseries multiples, un grand nombre de boulangeries développe des gammes surabondantes. Marie-Christine est restée, à l’inverse, entièrement cohérente avec ses convictions. En choisissant un meunier artisanal et local (le moulin Saint-Joseph), elle a pris le « risque » de farines non corrigées et parfois difficiles à travailler. C’est en contrepartie ce qui participe à faire de ses pains des produits savoureux et réellement différents, que ce soit en terme de goût ou de qualité nutritionnelle. Elle travaille ainsi les pâtes avec beaucoup de douceur : pétrissages lents, longue fermentation, … ce fournil laisse du temps au temps. Beaucoup devraient s’en inspirer.

Les enfants ont aussi leur place dans cette boulangerie : crayons de couleur, papiers, petits tabourets... face au tableau original que nous dresse Dame Farine, il est temps de faire un dessin.

Les enfants ont aussi leur place dans cette boulangerie : crayons de couleur, papiers, petits tabourets… face au tableau original que nous dresse Dame Farine, il est temps de faire un dessin.

Ici, pas de viennoiserie, à peine quelques brioches, ni même de sandwiches. Certains passants s’étonnent de ce choix, puis s’en vont. D’autres restent et se posent des questions. Les plus inspirés reviennent et tissent une relation avec cette pétillante Dame Farine. Cela fait partie de ses plus grandes satisfactions : les liens tissés au sein de cette communauté d’habitués sont réels et sincères. Si la jeune boulangère nourrit le corps, les clients font plus qu’apporter quelques euros, ils portent le projet et y participent activement, que ce soit en terme de recommandation ou de soutien moral. Cet état d’esprit singulier correspond bien à la ville, où les classes populaires sont fortement représentées.
Il faut malgré tout parvenir à s’imposer en tant que femme dans ce métier où les hommes demeurent sur-représentés : dépasser les habituelles questions « où est le boulanger ? où est le patron ? » prend toujours du temps… et de l’énergie.

Pains, Dame Farine, Marseille (13)Les individus sensibles à une boulangerie engagée sont-ils assez nombreux pour parvenir à pérenniser cette fragile entreprise ? A mon sens, c’est la question centrale qui se pose aujourd’hui.

Pétrins, bacs, sacs de farine, ingrédients variés... participent au décor.

Pétrins, bacs, sacs de farine, ingrédients variés… participent au décor.

Marseille est une grande ville et son offre boulangère est moribonde. Peu d’artisans ont fait le choix de la qualité, et la plupart se laissent mourir. Leurs affaires sont dans un état lamentable, j’y reviendrai plus largement ultérieurement. Malheureusement, des initiatives différentes et portées par des convictions ont tendance à se noyer dans une telle masse.

Fougasses, Oliveta à la tapenade et feta, Pissaladière, brioches, chocopan, ... le coin des gourmandises salées et sucrées.

Fougasses, Oliveta à la tapenade et feta, Pissaladière, brioches, chocopan, … le coin des gourmandises salées et sucrées.

Pour exister, il faudrait alors communiquer, se répandre dans la sphère publique… et sans doute finir par se perdre. Quand bien même elle le voudrait, Marie-Christine ne dispose pas réellement des moyens matériels pour verser dans ces activités : accompagnée seulement d’une apprentie et d’un peu d’aide à la vente, elle consacre l’essentiel de son temps à sa production et à la gestion de son entreprise. Elle a ainsi appris à jongler entre les pétrins, les cuissons, l’accueil en boutique, l’administratif, … Au risque de s’oublier elle-même et de crouler un jour sous le poids de ces charges.
Je ne lui souhaite pas, tout comme je ne le souhaite pas à tous ces artisans indépendants qui se battent chaque jour pour satisfaire leur clientèle.
Leur salut tient aujourd’hui à une prise de conscience collective de l’importance d’une telle offre boulangère « alternative » : elle pose un véritable rempart à l’uniformisation du goût, portée à la fois par les industriels et les gros faiseurs (chaines de boulangeries, et plus globalement entrepreneurs aux multiples points de vente).

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Trêve de réflexions trop poussées sur le secteur et son état. Revenons-en à mon plaisir du jour, à celui que je peux avoir quand je rencontre des artisans engagés et que je déguste des produits de qualité.
Disposés dans cette boutique-atelier, les pains ont tous leur identité singulière, qui se déploie bien au delà de leurs noms souriants. Ici, le levain naturel n’est pas érigé comme marque de fabrique, il accompagne l’ensemble des produits, les ensemence et développe leur arômes sans jamais les étouffer. Si notre Dame Farine n’a pas sa langue dans sa poche et a du s’affirmer par des postures quasi-viriles, sa gamme exprime une sensibilité profonde et un véritable amour du pain. Toute la production est divisée puis façonnée à la main, pour respecter au mieux la douceur des pâtes et leur gluten fragile.

Du pain, des mots, de l'esprit.

Du pain, des mots, de l’esprit.

La plupart des farines sont complètes ou semi-complètes, et elles sont aussi riches en fibres qu’en goût. Le Méteil exprime de douces notes miellées, tandis que le Pain du Coin – à base de farine de Petit Epeautre – retranscrit tout le caractère du terroir de Provence, avec un bouquet riche et épicé. Soleil Levain, Sarrasin, Miche Cléôpatre, Demoiselle, Damoiseau, … les noms ne manquent pas d’humour et d’histoires, et ils donnent à ces pains une saveur toute particulière, celle de la malice. Il y a aussi les créations gourmandes, intemporelles ou éphémères.
Pain à la betterave, seigle-figues-noix, aux pépites de chocolat, à la carotte et au cumin… les produits prennent des couleurs et associent des goûts parfois insolites. C’est la parfaite illustration du crédo inscrit en façade : boulangerie d’art et d’essai.

Le présentoir d'épicerie propose quelques produits locaux et sélectionnés.

Le présentoir d’épicerie propose quelques produits locaux et sélectionnés.

Que souhaiter à Marie-Christine ? De la réussite, oui, sans doute, mais aussi de ne pas perdre cette flamme, cette envie, cet amour des autres qui font de sa boulangerie un lieu particulier. Au delà de la farine, ce sont des ingrédients précieux pour faire du bon pain. Un pain qui nourrit le corps et l’esprit.

Infos pratiques

77 avenue de la Corse, 13007 Marseille
ouvert du mardi au samedi de 8h à 13h15 16h à 19h30

7 réflexions au sujet de « Dame Farine, Marseille (13), une boulangerie d’art qui n’a rien d’un essai »

  1. Merci Rémi pour cet article si bien mené qui me touche véritablement. Comme si en une heure passée au magasin tu avais réussi à capter puis retranscrire la photographie du lieu, avec ses convictions, ses beautés et ses galères. Longue vie au pain !

    • Bravo Marie-Christine,

      Toutes mes félicitations pour ce magnifique projet devenu réalité! Tu donnes réellement matière à réflexion s’agissant des trajectoires que l’on pense souvent toutes tracées.

      Très bon courage,

      Bravo!

      Chloé Cov’

  2. Voilà un billet qui dessine l’État de la boulangerie dans notre pays. À Paris, il n’est pas si facile de trouver une bonne baguette au levain. C’est pénible.

  3. Quel bel article et une énorme envie de découvrir votre boutique, hélas beaucoup trop loin de la maison pour venir y acheter son pain quotidien. J’ai eu l’occasion de goûter un de vos pains rapporté tout frais dans les bras de Camille et quel bonheur en bouche….
    Longue vie à votre boutique, il en faut du courage aujourd’hui pour rester un artisan défendant de vraies valeurs… Une pensée Rouennaise.

  4. 11 mars 2016,

    Par le hasard du chemin, j’ai trouvé votre boutique DAME FARINE. je suis revenu et reviendrai encore et encore tellement votre pain est un chef d’œuvre de saveurs.
    Bon courage à vous, et surtout continuez? nous sommes avec vous.
    Pour toutes les personnes qui sont éloignées de la boutique, la congélation marche très bien,
    vous ne regretterez pas pour votre santé et vos papilles.
    ALLEZ Y NOMBREUX

  5. Des boulangers il y en a plein Marseille. Ils essaient tous de nous séduire. Mais ce pain-là il est sain et bon, c’est le pain de la terre il offre tout ce que le blé peut donner en saveur, et il nourrit l’âme. Son goût est riche. On n’a pas besoin d’en manger beaucoup pour être nourri. Merci, et j’espère que vous continuerez longtemps. Je viens de loin pour le chercher, mais j’y tiens, je préfère me déplacer pour votre pain.

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